« Un gouvernement nouveau-né comme le nôtre a besoin, pour se consolider, d’éblouir et d’étonner. D’ailleurs, mon principe est que la guerre vaut mieux qu’une paix éphémère. »
Par cette citation, Napoléon Bonaparte illustre clairement sa vision pour la France et pour l’Europe.
La situation générale
Le département des Pyrénées-Orientales vivait des moments difficiles et cela depuis longtemps; sachez que de 1792 à 1794, entre 20 et 30.000 soldats des troupes françaises stationnaient sur place pour repousser les armées «espagnoles» qui rêvaient de récupérer la Province du Roussillon perdue au siècle précédent; sa population étant d’environ 110.000 habitants, imaginez les problèmes. La vie était intenable aussi bien à Perpignan que dans les campagnes: les troupes françaises volaient des récoltes et des animaux pour se nourrir, pillaient des maisons, confisquaient le foin pour les chevaux de leur cavalerie, accompagnaient les prostituées de toute origine, etc. Fabre, un révolutionnaire envoyé en mission, écrit à Paris :
«les gens se sentent abandonnés dans les villages et ils n’ont plus rien à manger… La présence de l’armée républicaine risque d’être plus préjudiciable que celle de l’ennemi.»
A ces calamités, venaient s’ajouter les conscriptions obligatoires.
De plus, on savait ce qui se passait en Catalogne: la répression.
Dans les communes, les élections avaient été supprimées et les maires étaient nommés, ce qui augmentait les tensions. De plus, l’élément habituellement modérateur, c’est-à-dire les braves curés de campagne, étaient trop rares pour apaiser la situation. Le département était-il devenu un cas désespéré ?
La situation dans le milieu laïque
Un an plus tard, il est remplacé par le général Joseph Martin ; très ambitieux, il avait clamé que « dans mon département, je veux être préfet, évêque et même pape. »
La situation dans le milieu religieux
Le nouvel évêque, Arnaud de Laporte, également évêque de Carcassonne, écrit en 1803 :
« Quand on voit pour juges de paix de la ville de Perpignan deux barbiers de village, pour conseillers du département deux brigands, pour conseiller de préfecture un homme aussi taré qu’un de ceux qui y sont et qui mène la besogne avec un prêtre apostolat… »
Le bilan du clergé est peu encourageant. L’évêque reconnaît que la plupart des prêtres sont inaptes au service pour raisons de santé. Au total, 66 prêtres sont décrits comme infirmes, cassés par l’âge ou aliénés ; 40 sont classés comme « ignares, bons à rien, aux mœurs suspectes ou de caractère impossible ». Citons l’incroyable description qu’il fait de l’abbé Avignon nommé aux Bains d’Arles, puis à Villelongue dels Monts : « il continue à s’occuper presque exclusivement de la chasse. »
Mais monseigneur Laporte sait s’adapter. Le 5 novembre 1813, il demande aux prêtres de se soumettre aux lois militaires : « il ordonne aux soldats chrétiens de combattre vaillamment pour le salut de l’Etat. » Difficile à appliquer quand on sait que dans la région, les hommes sont « réfractaires » à la conscription. Changement de ton quelques mois plus tard quand Napoléon perd la guerre en 1814 ; il exaltait la défaite qui a « délivré la France d’un joug insupportable qui pesait sur elle. »
La conscription
A Saint-Laurent-de-la-Salanque, les gens s’y opposaient. Ainsi le 9 novembre 1799, on décrocha le drapeau tricolore fixé au-dessus de l’Arbre de la Liberté. En représailles, le chef-lieu du canton est transféré à Rivesaltes ; le 8 mai 1800, le préfet nommait par un arrêté, un nouveau maire avec son conseil municipal. A la levée des conscrits, pas un seul ne s’est présenté : ils étaient tous en fuite. Napoléon et ses victoires passèrent inaperçus à Saint-Laurent. Le 22 février 1805, le maire demande aux conscrits « qu’ils soient marins, diacres, infirmes de se présenter à la mairie sous peine d’être déclarés conscrits réfractaires, ce qui fait que les pères et les mères seraient condamnés à payer la somme de 1.500 francs. » Les réquisitions incessantes épuisaient la commune. Pour faire sortir les réfractaires, le préfet envoie une ordonnance, en 8 articles, menaçant de lourdes amendes la municipalité et les plus riches habitants. Sans résultat.
Le 20 frimaire an VII, relevons un document concernant la liste des volontaires : « Etat nominatif des hommes conscrits de différents cantons qui ont déserté la route et dont déclaration a été faite à Béziers en présence du substitut du commissaire des guerres… Neffiach, Corbere, Soler, St Feliu, Calce », nous lisons : « Pouill Bonnaventure, Corbere, réquisitionnaire et chef de complot pour faire déserter les autres ».
La campagne militaire en Espagne commence en 1808
Lisons les Mémoires de Jaubert de Passa. Né à Céret, il est un homme de qualité : agronome, historien, humaniste et homme politique ; il a publié plusieurs ouvrages, notamment sur l’arrosage dans les Pyrénées-Orientales, en Catalogne du Sud et à Valencia.
Il décrit la retraite des troupes françaises après avoir été chassées d’Espagne avec, à leur tête, le maréchal Suchet. Elles passent bien sûr à Perpignan. A cette époque Jaubert de Passa est sous-préfet
« Pour bien comprendre l’effronterie de quelques-uns des spoliateurs de l’industrieuse et riche Catalogne, il faut avoir résidé à Perpignan à cette époque où chaque bulletin de Figuères annonçait la dispersion d’un convoi ou une représailles militaire ; Perpignan était encombrée d’agents de toute espèce ; les prisonniers espagnols de tout âge et le plus souvent déguenillés, étaient parqués à Perpignan sur la paille dans les galeries du cloître de Saint Dominique ou bien enfermés au Castillet et dans les casemates de la citadelle, sans distinction de grade, sans souci pour leurs besoins ; où des bandes de moines et de prêtres étaient traités avec autant de dédain que des repris de justice ; la population perpignanaise se détachait peu à peu du régime impérial. »
Et, c’est avec beaucoup d’amertume que Jaubert de Passa poursuit : « En 1810, c’était à vrai dire la critique amère de la guerre si injustement faites aux Catalans. Combien de fois la position misérable des prisonniers fit souvenir les Roussillonnais, qu’à une autre époque, leurs pères proscrits par la France, avait trouvé un accueil hospitalier. » Et oui, Jaubert de Passa rappelle les lendemains du traité des Pyrénées signé en 1659.
Un officier français raconte. « La garnison française de Barcelone arrive à Perpignan et ramène avec elle toute l’administration. Le convoi est sorti de Barcelone dans la nuit du 27 au 28 mai avec 8.000 hommes de nos plus belles et meilleures troupes…. Ce n’est qu’au milieu des dangers, des difficultés, des insultes même que nous avons fait ce pénible voyage. »
Revenons à Jaubert de Passa. En tant que sous-préfet, il avait dû, par réquisition, fournir chaque jour à l’armée française provenant d’Espagne huit cents chevaux et mules ; durant quinze jours, ces réquisitions furent désastreuses pour l’agriculture. Ces convois transportaient des bagages, tiraient des pièces d’artillerie de Bellegarde jusqu’à Fitou où d’autres chevaux prenaient le relais. Mais, Jaubert de Passa avait remarqué que le maréchal Suchet surveillait de près des fourgons ; en fait, ils contenaient son trésor particulier. « Le maréchal Suchet faisait surveiller tous ces convois et il avait de bonnes raisons pour déployer tant de sollicitude. A la suite d’un énorme matériel qu’il tenait à ramener en France, étaient les fourgons contenant son trésor particulier. Mais ces fourgons étaient confondus à dessein avec d’autres bagages, afin de ne pas éveiller les soupçons des soldats ».
Vous l’avez compris : le maréchal Suchet avait pillé la Catalogne. Il avait pris Valencia en janvier 1812 ; le 24, il s’était autoproclamé gouverneur de Valencia ; il est couronné Duc d’Albufera, avec d’immenses territoires.
Inflexible, la conscription continue… en 1813
A Prades, une affiche est apposée par des inconnus dans « l’idiome du pays », c’est-à-dire en catalan, avoue le préfet exaspéré ; cette affiche demandait de « ne pas aller monter la garde à Villefranche de Conflent, ni payer pour le service, parce que cet argent ne servait que pour faire manger, à leurs frais, les lièvres à Gazar, le commandant français. »
A Collioure, le Juge de Paix écrit au commissaire général : « le nombre de déserteurs de Collioure s’élève à 40. Les chefs de cette insubordination sont Barthélémi, Astié, Reyner Tailloli, Orpy… hommes capables de tout mal. Ils disent qu’ils verraient plutôt conduire leurs pères au supplice que de se soumettre ; que leurs pères les encouragent même à l’insoumission ; les mesures de sévérité prises à ce jour ont été nulles parce qu’elles ont pesé sur les riches propriétaires, étrangers à leurs familles. »
C’est seulement après Waterloo, en 1815, que les « insoumis » sortiront de leur cachette.
Napoléon I° est vaincu
Il abdique le 4 avril 1814 ; il est envoyé dans l’île d’Elbe, située en Méditerranée. Louis XVIII est couronné roi de France. Mais, en mars 1815, Napoléon s’enfuit et accoste en France, en Provence. Cela peut vous paraît incroyable, mais il veut reconstituer son empire. On ne peut pas dire qu’il ait été bien accueilli, il est ignoré. Un léger avantage quand il entre dans Lyon ; ce jour-là, il publie quelques décrets… comme s’il était déjà chef d’Etat. Les dernières recherches de documents montrent que c’est à Lyon qu’il est suivi « par les pauvres qui espèrent s’enrichir et par les riches qui espèrent s’enrichir davantage ».
À Perpignan les ordres et les contre-ordres embrouillent les esprits et il n’y a eu aucun mouvement populaire de satisfaction. Finalement, un drapeau tricolore est hissé à la Citadelle. Napoléon réussit à reconstituer une armée plus ou moins bien équipée : il voulait une armée de 800.000 hommes, il n’y parviendra pas. Le préfet de Perpignan demanda encore des volontaires pour grossir les troupes… mais en vain. Il écrit : « Toutes les recherches de la gendarmerie, les amendes, l’emprisonnement du père et de la mère, les mouvements des colonnes mobiles, n’offrent aucun résultat satisfaisant. Au premier bruit, tous ces hommes passent la frontière et attendent en Espagne la cessation des poursuites… »
Napoléon voulut construire une « nouvelle France ». Il proposa de compléter la Constitution par l’Acte Additionnel, préparé par Constant, qui s’inspirait largement de la Constitution anglaise. L’Angleterre ? Un comble, c’est le pays qu’il détestait le plus. Dans cet Acte, nous relevons deux articles qui montrent dans quelle « misère démocratique » se trouvait la France Impériale : « droit d’élire un maire pour les communes de moins de 5.000 habitants » (auparavant ils étaient nommés) ; « droit pour les élus parlementaires d’amender la Constitution. » On passa ainsi d’une dictature impériale à une monarchie parlementaire. Finalement cet Acte Additionnel sera adopté en France par le plébiscite du 1° juin 1815… un peu plus d’un million et demi de « oui » pour cinq mille sept cents « non »… mais avec 80% d’abstention. Le sous-préfet de Prades, après avoir constaté avec amertume le nombre important d’abstentions, écrit clairement que « les habitants et les maires de ce canton n’envoient pas les votes… L’esprit public de cette contrée est très mauvais… »
A Perpignan, le préfet exige la formation de deux bataillons d’élite pour protéger le département d’une invasion mais « … il ne s’est présenté que dix hommes et encore étaient-ils porteurs de réclamations. » Il envoya alors des militaires sûrs et de confiance pour occuper les maisons des familles ayant des hommes qui refusaient l’incorporation. Quelques-uns sont rassemblés à la caserne Saint-Martin ; mais le préfet n’a pu former qu’un escadron de gardes à cheval parmi les propriétaires et les négociants. Les mêmes comportements se retrouvaient dans les ports de la côte pour recruter les marins. Le préfet envoya des militaires pour arrêter les récalcitrants. Il voulut punir des dizaines de communes en permettant à ces militaires de vivre aux frais des habitants, ce qui coûtait excessivement cher ; il fallait un exemple : le maire de Prats de Mollo est révoqué. Peu importe. Toutes les communes ont tenu bon. Puis, le préfet demanda des « dons volontaires », mais ils étaient minces.
La fin de Napoléon Bonaparte est annoncée avec la défaite de Waterloo. Le retour de Napoléon a duré « Cent Jours » : un échec cuisant ; le 27 juin 1815, il abdiquait.
Après Napoléon, il reste une épine dans les Pyrénées Orientales avec les « afrancesados ».
Lors de la campagne militaire d’Espagne, les souverains en place avaient dû renoncer au trône. Impossible de résister aux armées françaises.
Napoléon demanda à son frère Joseph Bonaparte, qui était déjà roi d’Italie, de coiffer la couronne d’Espagne. Il portera la surnom peu glorieux de « pepe botella » !
Ci-contre Joseph en habits somptueux.
Quand il arriva à Madrid en 1808, des Espagnols lui prêtent serment de fidélité : ce sont les afrancesados.
A ce jour, les historiens n’arrivent pas à se mettre d’accord sur leur nombre : entre 4.000 et 12.000. Mais lorsque les armées françaises quittèrent l’Espagne, ces afrancesados les suivirent jusqu’à Perpignan. Le 5 décembre 1813, le préfet de Gérone écrit au préfet de Perpignan que le gouvernement français avait l’intention de leur payer un tiers de leur salaire.
La paix générale était enfin signée en 1814. Que faire des afrancesados ? Écoutons le préfet de Perpignan : « Une grande partie des réfugiés espagnols… sont des gens sans aveu, sans moyens d’existence et dangereux. Ces individus ayant été employés au service de la France ne peuvent être renvoyés en Espagne parce qu’ils y trouveraient sans doute la mort… j’ai pris le parti de les disperser et de les placer presque individuellement sous la surveillance des Maires des différentes communes de mon département… »
Encore d’autres complications qui tombent sur les épaules des « Catalans du Nord ».
Le successeur de Joseph Bonaparte est déjà en route : c’était Ferdinand VII.
En février 1814, le maréchal Suchet, de retour à Perpignan, est chargé de préparer son installation en Espagne ; le futur roi exprime à Suchet « sa reconnaissance de la façon dont il avait fait la guerre à ses peuples. » Quand on connaît la sauvagerie, la bestialité et la férocité de cette guerre, on est abasourdi.
Ferdinand VII, le nouveau roi d’Espagne, est couronné le 4 mai 1814. Mais le 31 mai, il prend une décision regrettable : « il bannissait les afrancesados à perpétuité de l’Espagne comme ayant pris parti pour le règne de Joseph Bonaparte. » A Perpignan, les meneurs s’échauffèrent. Lisons le rapport du préfet : les afrancesados « manifestèrent un vif ressentiment contre la personne royale et l’insultèrent dans les cafés et autres lieux publics… Ils disaient que Ferdinand VII était un fou, un sot, un tyran, un monstre de despotisme qui n’était pas fait pour régner… que ce roi était plus cruel que Néron et Robespierre… qu’il se livrait à des plaisirs impurs dans les couvents des religieuses… » Bref, on l’imagine facilement, l’animation était vive dans les rues de Perpignan.
Une réussite du temps de Napoléon
Alors, le département des Pyrénées-Orientales était-il un cas désespéré ? Pourtant, quelques-uns ont su tirer leur épingle du jeu. Penchons-nous sur une réussite surprenante.
Jean Alzine a été le seul imprimeur qui ait surnagé à l’ « occupation française ».
La politique « anglicane » veut dominer la papauté ; rappelons que Napoléon I° a retenu prisonnier le pape Pie VII pendant deux ans, à Savone puis à Fontainebleau. Mais à Perpignan, Alzine continue à imprimer, en catalan, des livres religieux ; c’est à l’église que la langue catalane est couramment écrite, lue et parlée. Les Catalans du Roussillon restent très attachés aux valeurs chrétiennes.
En 1802, Alzine imprime à Perpignan un livre concernant les règles de vie :
« Regla de vida, molt útil als pobres y al menut poble y molt saludable als richs y a las personas illuminades, composta per los Rnts Simon Salomó y Melchior Gelabert, P.bres y Doct. En Theo. Del Bisbat d’Elna ».
En 1807, c’est un catéchisme traduit en catalan :
«Compendi del catecisme, al us de totas les esglesias del emperi francés, traduit en català a favor del poble per ordre del Ill. Sr Bisbe de Carcassona».
Alzine a continué à faire du commerce avec le « sud ». Son catalogue comptait 270 titres, dont 9 en castillan ; certains livres étaient imprimés à Perpignan, d’autres à Mallorca, Vilanova i Geltru et Valencia. Il jouissait d’un succès considérable. Malgré l’hostilité des Espagnols et des Catalans envers la France, le marché des œuvres françaises traduites en castillan était conservé. Alzine avait des représentants en Catalogne, à Figueres, Barcelone et Girone. Ses associés libraires étaient « Brusi et Carrera » à Barcelone et « Oliva » à Gérone.
En 1810, il imprime même le célèbre « Diario de Barcelona » fondé en 1792 ; à cette époque le Diario était à tendance conservatrice et catholique ; ce journal sera introduit à Perpignan en 1866 par le successeur d’Alzine ; il aura une autre orientation dès 1973.
En 1814, il imprime à Perpignan un livre en castillan : « Bonaparte y los Borbones y la necesidad de unirse a nuestros legitimos principes para que la Francia y la Europa sean felices ». Il a publié aussi « Historia de las conspiraciones tramadas en Cataluña contra los ejércitos franceses. » A Gerone, Jean Alzine est nommé gérant de l’imprimerie préfectorale sous l’occupation française : il imprimait donc tous les textes officiels.
Mais l’arrivée de Ferdinand VII sur le trône d’Espagne est vécue comme le retour à l’absolutisme. Ainsi, quelques milliers d’ouvrages vont être transportés du sud vers le nord pour s’entasser à Perpignan.
Moralité…
Vu de loin, l’auréole de Napoléon I° semble inaltérable. Pourtant, quand on touche de près la vie quotidienne, tout change. Dans le département, le sentiment catalan était encore très profond. Le souvenir des Corts Catalanes était présent et le catalan était toujours parlé. Bref, l’épisode Napoléon a laissé des souvenirs plutôt négatifs.
Joan Villanove