24 novembre
Par Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS
Depuis maintenant plusieurs années, la Catalogne connaît un processus politique de mobilisation de plus en plus intense en faveur de l’indépendance. Ainsi, depuis 2012, chaque 11 septembre, jour de la fête nationale catalane, de gigantesques manifestations sont organisées. En 2014, ce sont probablement 1,8 million de personnes qui sont descendues dans les rues de Barcelone pour exiger le droit à l’autodétermination et donc de pouvoir se prononcer sur la question de l’indépendance.
Le 9 novembre dernier, ce sont 1,8 millions de Catalans, sur un corps électoral de 5,4 millions, qui se sont exprimés au cours d’une impressionnante consultation populaire, appelée processus consultatif, pourtant jugé illégale les autorités politiques de Madrid. Une double question était posée :
“Voulez-vous que la Catalogne devienne un État et, si oui, voulez-vous que cet État soit indépendant ?”
Plus de 80% des participants ont répondu “oui” aux deux questions posées.
La forte participation à ce scrutin, organisé par le gouvernement catalan et des organisations de la société civile alors que le tribunal constitutionnel espagnol avait dénoncé son caractère inconstitutionnel, montre que les relations entre le gouvernement espagnol et une forte partie des Catalans se sont désormais considérablement tendues.
Dans le système politique décentralisé qui régit l’État espagnol, les Catalans considèrent par exemple qu’ils sont victimes d’une inégalité patente en ce qui concerne la forte contribution de leur région au budget national espagnol et ce qui lui est redistribué par le gouvernement central.
Traditionnellement, la Catalogne est en effet l’une des régions les plus riches d’Espagne ; or, si cette inégalité de contribution était acceptée lorsque l’économie était florissante, elle ne l’est plus aujourd’hui alors que la crise économique a très durement frappé de larges pans de la population et qu’un processus de paupérisation préoccupant s’est cristallisé en Catalogne, comme d’ailleurs dans le reste de l’Espagne. L’opinion publique catalane accuse aussi Madrid de systématiquement négliger les infrastructures publiques en Catalogne au profit d’autres régions.
Mais ces enjeux économiques et sociaux ne sont peut-être finalement pas les paramètres les plus importants pour comprendre la radicalisation d’une forte partie de la population catalane.
En effet, la dimension identitaire apparaît déterminante. Historiquement, la Catalogne a, depuis des décennies, défendu sa langue et ses spécificités culturelles.
Ainsi, dans une période récente, la résistance à l’interdiction de l’enseignement de la langue catalane dans les établissements scolaires publics durant la dictature franquiste (1939-1975) a été un facteur déterminant dans l’affirmation et le renforcement de la conscience nationale catalane.
Quand la démocratie a été restaurée en Espagne, après la mort du général Franco, la nouvelle Constitution a dû tenir compte de cette réalité en reconnaissant de larges pouvoirs décentralisés à la Generalitat de Catalogne (la Generalitat est l’expression d’un système institutionnel à travers lequel s’organise politiquement l’auto-gouvernement de Catalogne), l’une des 17 communautés autonomes espagnoles. Il est, par exemple, remarquable que les Catalans soient tous bilingues, pratiquant le catalan et l’espagnol, à la fin de l’éducation obligatoire, à 16 ans.
Durant plusieurs décennies, le catalanisme, c’est-à-dire l’expression culturelle et politique de ce fort sentiment identitaire, a pu se développer sans beaucoup d’entraves.
La détérioration brutale de la situation économique et le retour au pouvoir, en 2011, du Parti populaire, parti situé très à droite sur l’échiquier politique, ont ravivé et exacerbé toutes les tensions. Cette formation, actuellement dirigée par Mariano Rajoy, développe en effet un cours politique très centralisateur et une forme de néo-conservatisme espagnol. Cette tendance dominante, héritée du franquisme, cherchant à restaurer les principes de grandeur de la nation espagnole et de la religion catholique va frontalement s’opposer au sentiment national catalan.
Ainsi, les gouvernements de Madrid dirigés par le Parti populaire n’ont cessé de multiplier des initiatives considérées comme humiliantes et provocatrices par les Catalans : attaque contre le modèle d’éducation scolaire bilingue, prohibition des émissions de la Télévision de Catalogne dans la région voisine de Valence… les exemples sont nombreux.
Depuis plusieurs années, les fins de non-recevoir systématiques du gouvernement espagnol aux revendications catalanes et l’intransigeance autiste du gouvernement Rajoy ont contribué à une radicalisation politique d’importants pans de la population catalane. Ce qui était depuis longtemps affirmation identitaire culturelle s’est désormais transformé en exigence politique. D’autant qu’un fort sentiment républicain est historiquement ancré en Catalogne, rejetant le système de la monarchie qui prévaut en Espagne.
Les questions que posent cet État de fait sont multiples.
Comment définir une nation ?
Doit-on considérer que les États-nations tels que reconnus par l’ONU sont des données atemporelles, fixées une fois pour toutes ou, au contraire, doit-on admettre que ce modèle puisse être remis en question si la majorité des citoyens d’un territoire n’accepte plus d’être sous la tutelle d’une instance plus large ?
Pour répondre à ces questions, seule la voie démocratique est satisfaisante et efficace. Le cas écossais est, de ce point de vue, exemplaire, a contrario, la rigidité du gouvernement de Madrid a fortement contribué à amplifier et enraciner les mobilisations en Catalogne.
De nombreux Catalans considèrent que proclamer leur propre État leur permettrait de vivre de façon plus juste, plus harmonieuse et de mieux décider de leur destin.
En d’autres termes, selon eux, une entité étatique plus petite serait plus respectueuse de leur identité culturelle, et permettrait ainsi de mieux résister à la tendance abusivement uniformisatrice de la globalisation.
Mais, n’est-il pas alors plus efficient de concevoir des États-nations respectueux d’identités multiples ?
Ne peut-on être Catalan et Espagnol ? Écossais et Britannique ?
D’autant que l’hypothétique accession de la Catalogne à l’indépendance ne réglerait pas en tant que tels les défis économiques de cette région. Les revendications sociales traversent aussi la Catalogne et tous ses habitants n’y ont pas les mêmes intérêts.
On le voit, le cas catalan, au-delà de sa spécificité, soulève de multiples questionnements, qui risquent de se poser avec acuité au sein de nombreuses sociétés modernes dans les années à venir.
La seule véritable réponse à ces défis identitaires reste probablement l’exercice de la démocratie citoyenne.
Légal ou pas, le vote du 9 novembre a été vécu par un grand nombre de Catalans avec émotion et gravité, et comme un moment historique