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élections européennes Jeudi 15 mai 2014

Division catalane

Par Luis Lema envoyé spécial à Barcelone
Dans la dispute qui sépare indépendantistes et «espagnolistes», les traditions populaires sont prises en otage. Tours humaines ou corridas: récits de ceux qui vivent ces traditions
Ne parlez pas de l’un à l’autre! Au mieux, un haussement d’épaules et un sourire embarrassé accompagneront l’idée que, de part et d’autre de cette famille divisée, on puisse voir des similitudes. Elles sont pourtant nombreuses: un même dévouement, un même souci de partage entre les générations, un même respect pour les aînés. Au point que les mots employés sont souvent les mêmes. Mais les parallèles s’arrêtent là. Tout le reste sépare aujourd’hui le dernier carré des aspirants matadors de la Catalogne – une tradition qui agonise – et les bâtisseurs de châteaux humains, ces castellers qui se sont vu pousser des ailes depuis qu’ils ont fini d’incarner l’irrésistible ascension de la nation catalane.
En Catalogne, les élections européennes du 25 mai seront un peu à l’image des traditions culturelles: bousculées, exploitées, dévoyées par la politique locale. Ici, tout le monde aime l’Europe, comme on aime les traditions. Mais le sursaut indépendantiste accapare tous les esprits. Personne ne pensera réellement à l’Europe en introduisant son bulletin dans l’urne.
Par qui commencer, sans courir le risque d’être accusé de favoritisme? Côté pile: un coin d’un terrain de football poussiéreux, dans une banlieue de Barcelone. C’est là que se réunissent, deux soirs par semaine, les rescapés de l’Ecole taurine de Catalogne, dans une région espagnole où la corrida a été interdite il y a deux ans. «Plus haut, la main», dit Carlos, un matador à la retraite, en aidant le dernier arrivé à tenir une muleta presque aussi haute que lui, et qui mime le geste d’un torero plus vrai que nature. Côté face: nous sommes à Vilafranca del Penede, à une heure au sud de la capitale. «Plus vite, les pieds», dit un homme bâti comme un roc à un enxaneta, un gamin haut comme trois pommes qui escalade l’un après l’autre ses aînés pour se hisser au sommet d’une tour humaine qui peut atteindre la hauteur d’un immeuble de trois étages.
Sur le bout de terrain de foot, c’est Luis Cantero, la soixantaine bien entamée, qui mène le bal. Il s’est autoproclamé «directeur artistique» de la petite troupe, après avoir posé des banderilles pendant trente ans, aux côtés des plus grands, dans les arènes de Catalogne et du reste de l’Espagne. «Aujourd’hui, même ma femme trouve que ça suffit, sourit-il. Avant, je risquais ma vie devant les taureaux, mais au moins je rapportais de l’argent. Tandis que maintenant, je reçois des coups pour rien…»
Ils sont une dizaine de jeunes, entre 10 et 20 ans, à vouloir perpétuer la tradition. Ils sont devenus une sorte de curiosité pour les voisins, presque des pestiférés. Parfois, les passants leur crient des noms d’oiseau de l’autre côté du grillage: «Assassins!», «Sauvages!» Dans le reste de l’Espagne, la corrida a aussi ses détracteurs. Mais ici, c’est devenu une question identitaire. «La soi-disant défense des animaux a bon dos, affirme Cantero, c’est uniquement une affaire politique. D’ailleurs, il n’est pas rare que je croise des politiciens locaux dans des corridas ailleurs dans le pays. Ils y vont en cachette. C’est de l’hypocrisie pure.»
La Catalogne est dans l’attente d’un éventuel référendum, prévu en novembre prochain, qui pourrait décider de sa future séparation de l’Espagne. La machine indépendantiste est lancée à plein régime, et les élections européennes ne sont qu’une occasion de bomber le torse de part et d’autre dans cette perspective. «Cette histoire d’indépendance, c’est une vraie folie, tranche le torero à la retraite. Ici, on s’est mis à persécuter tout ce qui sonne espagnol. Les jeunes Catalans, surtout, croient qu’ils peuvent couper tous les liens, comme ça, d’un jour à l’autre. Et les partis politiques soufflent sur les braises. Même au sein des familles on ne se comprend plus.»
Retour à Vilafranca, où la famille tient solidement. Pour permettre à la tour humaine de s’élever, la base doit être inébranlable, et des dizaines de personnes, serrées les unes contre les autres, sont nécessaires pour la fortifier. Lorsque le château atteint la hauteur ahurissante de 10 «étages», ce sont quelque… 800 personnes qui sont nécessaires à son maintien. «Nous sommes unis pour faire un rêve», dit le slogan.
«C’est une activité très dure, mais aussi très romantique. Ici, non seulement chacun peut participer, hommes, femmes, enfants, costauds ou poids plumes, mais chacun est nécessaire et a son rôle précis à jouer», pétille Jou Cabré, 49 ans, président de cette association de castellers qui, à force de travail, est devenue l’une des plus réputées. Ils sont invités à Londres, à New York, plus rarement dans le reste de l’Espagne. A Tarragone, où se déroule l’une des plus grandes compétitions annuelles, les tours se dressent au centre d’arènes laissées désertes le reste de l’année, comme dans toute la Catalogne, depuis que les corridas ont été bannies.
«Ici, nous ne faisons pas de politique», assure Cabré. Mais il est clair que les velléités indépendantistes sont partagées du sol au plafond de cet ancien hangar où se faisait autrefois le cava, le mousseux catalan, et qui a été aménagé grâce au soutien des habitants. Vilafranca fait partie de ces municipalités «sécessionnistes» qui ont déjà proclamé leur indépendance vis-à-vis de l’Espagne, sans même attendre l’organisation d’un référendum sur l’autodétermination. Et, à leur tour, les castellers sont en quelque sorte l’épine dorsale de la petite ville.
«Il y a quelques années encore, les gens étaient certes nationalistes, mais non indépendantistes», clame Cabré, dont l’expérience et la carrure en font l’un des piliers des tours humaines: sa place est en plein dans le cœur, là où c’est le plus dur. Une longue cicatrice lui barre encore le bras, après qu’un château humain s’est écroulé sur lui, il y a quelques années. «Les politiciens à Madrid ont fait des ravages. Ils veulent en finir avec la langue catalane, ils font tout ce qu’ils peuvent pour nier notre identité.» Mais l’homme se méfie pareillement de la classe politique de Barcelone. Pas moins de trois partis catalans l’ont approché pour tenter d’inscrire son nom bien en évidence sur leurs listes de candidats. Le symbole des castellers est une mine d’or électorale. «J’ai refusé. Il ne faut pas tout mélanger.»
Son prédécesseur à la tête de la compagnie, Pere Regull, a fait le saut. Il est aujourd’hui maire de Vilafranca, affilié à Convergencia I unio (CiU), la formation du chef du gouvernement catalan, Artur Mas, qui pousse pour la confrontation avec Madrid. C’est en cravate que le maire est venu voir ses deux enfants et sa femme participer à l’entraînement. La tour qu’ils sont tous en train de bâtir sous ses yeux, c’est celle de l’indépendance? «Nous sommes prêts à appartenir à l’Espagne si cela se fait en toute liberté, d’égal à égal, répond Regull. Pendant longtemps nous avons compté sur l’ouverture et la bonne foi de Madrid. Mais maintenant, nous n’y croyons plus. Faute d’une refondation de l’Espagne, toute marche arrière est impossible pour nous.»
Beau paradoxe: dans cette région si naturellement pro-européenne, la question de l’indépendance a brouillé les cartes. L’Union européenne ouvrirait-elle les bras à une éventuelle Catalogne indépendante? Embarras à Bruxelles, puis alignement sur les vues de Madrid, qui promet à Barcelone un séjour quasi éternel au purgatoire. «L’Europe ne pourrait pas refuser l’adhésion de la Catalogne. Cette région est un contributeur net. Et elle est bien trop importante pour être laissée à l’écart», veut pourtant croire le maire de Vilafranca. Sorte de réponse du poseur de banderilles Luis Cantero: «Seule l’Europe sera capable de nous sortir de notre labyrinthe. Elle doit trouver un moyen de ramener tout le monde à la raison.» Quelle que soit la variante, les attentes sont pareillement hautes envers Bruxelles.
L’Europe, Antonio Tobaruela, 20 ans, la pratique assidûment. Faute de pouvoir toréer en Catalogne, il est à la maison dans le sud de la France, et particulièrement à Nîmes, où il lui est déjà arrivé – «deux fois» – de remplir les arènes. Il laisse un temps le chariot à tête de taureau qui lui sert à l’entraînement pour expliquer: «Quoi qu’il arrive, je serai torero, en Catalogne ou ailleurs.» Le jeune homme regrette le temps pas si lointain où son grand-père l’amenait à la corrida le dimanche, au centre de Barcelone, dans la bien nommée Plaza Monumental (24 000 sièges), devenue entre-temps un immense paquebot fantôme. «On s’habillait élégamment, on croisait de grands maîtres. Si Dieu le veut, ces temps finiront par revenir.»
Dans l’immédiat, crise économique aidant, le jeune torero est au chômage, et donc souvent à la maison. «Quand ma mère n’est pas là, je pousse les meubles du salon et je manie la cape pendant des heures.» Le ton devient tranché, comme le fil de son épée: «Ce ne sont pas quatre politiciens qui vont détruire mon rêve.»