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Un article du journal ARA (Barcelona)

Le mythe de l’égoïsme indépendantiste 

par Vicenç Villatoro
Diari ARA

D’après certaines analyses caricaturales et rapides se bornant à l’économie, les mouvements d’indépendance ne seraient que l’expression de l’égoïsme des régions riches qui, lasses d’aider les régions pauvres, refuseraient leur obligation de solidarité et voudraient faire route en solitaire en laissant tomber les plus défavorisés.

Cette caricature est appliquée à la Catalogne, ainsi qu’au mouvement supposément indépendantiste de la « Padanie » italienne. On l’applique aussi rétrospectivement à l’indépendance des Républiques baltes et de la Slovénie. Elle pourrait aussi s’appliquer à l’Ecosse, riche ou avec des perspectives de l’être depuis la découverte de pétrole en mer du Nord. Il est plus difficile de faire entrer la Slovaquie ou le Québec dans ce schéma. C’est en tout cas une explication qui ne saurait être valable dans tous les cas, ni à vrai dire pour aucun d’entre eux en particulier.

Si, comme le fait cette analyse caricaturale, on se borne aux intérêts économiques, sans aborder pour l’heure la question de l’identité, force est de constater que les mouvements indépendantistes peuvent difficilement s’expliquer en disant qu’ils traduisent un désir des riches de se débarrasser des pauvres. Il y a eu des projets indépendantistes solides dans des régions plus riches mais aussi plus pauvres que la moyenne des États dont elles faisaient partie. Je crois qu’un mouvement indépendantiste prend son essor lorsque, dans une communauté, riche ou pauvre, naît un sentiment généralisé et fondé que l’État dont elle fait partie applique des politiques qui ne répondent pas à ses intérêts, mais à ceux d’autres communautés. C’est-à-dire lorsque vous avez la sensation que l’État qui devrait vous protéger vous laisse sur le bord de la route, et que les outils de l’État qui devraient être utilisés pour vous aider ne le sont pas ou, pire, qu’ils vous nuisent. Quand vous avez la sensation que l’État dont vous faites partie n’est pas le vôtre, parce qu’il ne se comporte pas comme devrait se comporter votre État : en tant que protecteur et garant de vos intérêts.

Commençons par l’économie. Dans cette jungle mondiale, une économie ne peut survivre sans un État qui légifère, agit et construit en faveur des besoins spécifiques et singuliers de cette économie. Il est évident que l’État est le partenaire nécessaire de l’économie, en créant les infrastructures dont elle a besoin, les lois qui lui conviennent et les actions de promotion qui lui sont bénéfiques. Bien sûr, au sein de chaque communauté, il y a des intérêts divergents, car il existe différentes classes sociales. Mais il y a aussi un ensemble important d’intérêts convergents, un « bien commun ». Quand naît le mouvement indépendantiste? Quand la communauté a la sensation que l’État n’agit pas en faveur de son bien commun, mais en faveur d’un autre bien commun, différent du sien, et parfois contraire à celui-ci. Par exemple, en Catalogne, les citoyens ont la sensation que la politique d’infrastructures de l’État espagnol (autoroutes, aéroports, voies ferrées) n’a pas été conçue en fonction de l’économie catalane, mais en fonction de la promotion économique de Madrid, parfois en concurrence avec la Catalogne. L’action de l’État, ce que publie le Journal officiel espagnol, ne protège pas, ne favorise pas et ne défend pas les intérêts de l’ensemble des Catalans, mais répond à d’autres intérêts particuliers. C’est ce que pensaient les Slovaques. C’est ce que pensent les Ecossais.

Une économie ayant des intérêts singuliers et spécifiques a besoin d’un État-partenaire. Lorsque l’État n’est pas votre partenaire, mais le partenaire de quelqu’un d’autre, ayant des intérêts différents, vous devez créer un État qui soit le vôtre. Mais ce qui s’applique à l’économie est tout aussi valable pour la culture. Pour la langue. Pour l’identité. Pour le sport. Pour beaucoup d’autres choses. Il y a cent ans, une communauté pouvait conserver sa culture, sa langue, et même son économie, sans la complicité d’un État, simplement par la force de sa société civile. C’est ce qu’a fait la Catalogne tout au long du XXe siècle. Ce n’est plus possible de nos jours. Et si vous avez la sensation qu’un État refuse de protéger les intérêts de votre culture, votre langue et votre identité, mais qu’il veut être l’État d’une autre culture, une autre langue ou une autre identité, alors il arrive la même chose qu’avec l’économie : vous voulez construire un État répondant à vos intérêts, et ne plus soutenir et financer un État répondant à d’autres intérêts, tout aussi respectables, mais qui vous sont étrangers. Et peu importe que vous soyez riche ou pauvre. L’État peut être de votre côté, que vous soyez riche ou pauvre. Et contre vous. Que vous soyez riche ou pauvre. En tant que personne ou en tant que communauté. Je crois qu’on peut facilement comprendre que tous, riches ou pauvres, veulent un État qui les soutienne. Parce qu’ils en ont besoin.