Si un écrivain avait imaginé la vie de Joan Pujol, rares seraient les lecteurs qui la trouveraient crédible… Et pourtant, ce que je vais vous raconter est véridique.
Joan Pujol naît à Barcelona en 1912. Son père dirigeait une entreprise familiale ; Joan le décrit comme un homme attaché à la démocratie et « catalaniste ». En 1936, éclate la guerre civile. Joan Pujol, profondément non-violent, découvre la montée des dictatures ; d’abord celle de Franco en Espagne, puis en Italie et en Allemagne.
1 – Son engagement
Il décide de lutter contre le nazisme, c’est-à-dire les idées, et non contre les Allemands, notamment à cause de son antisémitisme qu’il ne supportait pas. En janvier 1941, à Madrid, il entre dans l’ambassade d’Angleterre et propose ses services. Refus catégorique. Il y revient deux autres fois, sans succès. Alors, munis de faux documents, il rencontre le camp allemand et il fait miroiter ses relations en Angleterre, son attachement au nazisme, son sentiment anti-sémite et son visa. Les Allemands, qui n’avaient plus d’agent en Angleterre, lui accordent leur confiance. Un agent allemand lui donne des cours intensifs d’espionnage. Joan Pujol, il a tout juste 29 ans, montre un enthousiasme sans limite aux valeurs du nazisme et il manifeste un engagement total. Ainsi, durant cette période, les Allemands n’ont décelé aucune faiblesse. Rien que cela relève de l’exploit. Finalement, les Allemands lui révèlent les codes secrets pour qu’il puisse leur envoyer des messages. Sur les directives allemandes, Joan Pujol devient « Arabel », l’espion allemand. Pour sa première mission, on lui demande d’enquêter sur les forces armées basées en Angleterre.
En réalité, son visa ne lui permet pas de quitter le Portugal ; peu importe, Joan Pujol s’installe à Lisbonne et il va faire comme s’il habitait Londres. A partir de Lisbonne, il met en place un réseau fictif d’agents de renseignements dans plusieurs villes d’Angleterre. A l’aide de revues touristiques, il décrit les villes où il a organisé son réseau qui comptera jusqu’à 23 agents avec tous les détails : nom, origine, adresse, situation de famille, profession, points faibles, etc. tout est inventé ! De plus, Joan Pujol précise que chaque agent peut recruter des sous-agents supplémentaires. Malgré toutes les précautions, il écrit qu’un de ses agents « ferait n’importe quoi pour un litre de vin »… alors qu’à Glasgow ce n’est pas la boisson de prédilection. Les Allemands n’ont pas relevé.
2 – Sa première mission pour les Allemands
Il commence à envoyer les premières informations aux nazis dont certaines sont fondées : troupes, aviation, etc. mais secondaires. Puis, il dévoile que les Anglais testent un nouveau bateau sur le lac de Windermere… Faux bien sûr, mais les Allemands le croient. Compte tenu des codes très complexes, l’envoi d’un message d’une quarantaine de mots prenait deux heures. Il a travaillé ainsi trois heures chaque nuit.
A titre d’exemple, voyons comment il « inventait » le profil de ses agents.
L’agent N° 3 est recruté avant le 7 octobre 1941. C’est un homme qui a des moyens financiers car sa famille possède des propriétés au Vénézuela, l’une près de Comuna et une autre à Caracas. Il a fait ses études à l’Université de Glasgow et se trouve toujours au Royaume-Uni au début de la guerre. Joan Pujol lui donne le grade de chef adjoint du réseau. Il a été le premier à recevoir de l’encre secrète pour écrire directement aux Allemands qui lui ont fourni une adresse de couverture. Ces lettres étaient rédigées en anglais qu’il connaissait aussi bien que son espagnol natal, même mieux – précisait Joan Pujol – car il était absent du Vénézuela depuis de nombreuses années. (C’est lui qui correspondra le plus avec les Allemands).
Une grosse supercherie fera mouche en avril 1942. Il annonce qu’un convoi de quinze navires anglais parti de Liverpool fait route vers la Méditerranée, à l’île de Malte exactement, pour ravitailler les troupes britanniques. Aussitôt, les Allemands secondés par les Italiens envoient des dizaines de bateaux de guerre, des sous-marins, des bombardiers à la recherche de ce convoi. La poursuite dure des jours en Atlantique et en Méditerranée… en vain. Il n’y avait pas de convoi ! Les Allemands sont mécontents, on s’en doute. Alors Joan Pujol s’explique ; il a découvert que ce sont les Italiens qui n’ont pas su garder le secret ; ainsi les Anglais ont supprimé leur expédition au dernier moment. Et les Allemands le croient.
Puis, c’est une autre affaire à Liverpool ; W. Gerbers, son agent, ne lui avait pas annoncé le départ de bateaux anglais parce qu’il était cloué au lit ; malheureusement, il meurt emporté par la maladie. Joan Pujol demande aux Allemands de verser une pension à la veuve… Ce qu’ils font sans rechigner.
Précisons que les Allemands payaient à Joan Pujol les frais de voyage et de séjour en Angleterre, alors qu’il n’y était jamais allé.
3 – Enfin, reconnu par les Anglais
L’Etat Major anglais se pose des questions. Pourquoi les Allemands ont-ils envoyé une flotte de guerre si lourde en Atlantique et en Méditerranée ? C’est alors que Joan Pujol revient vers les Anglais. Enfin, il rencontre un attaché britannique à Lisbonne et dévoile que c’est son plan qui avait berné les Allemands. En 1942, les services secrets enrôlent Joan Pujol et lui donne le nom de « Garbo », faisant référence à la talentueuse actrice américaine Greta Garbo. Dès lors, Joan Pujol et son épouse Araceli, s’installent à Londres où le couple côtoie les têtes couronnées et Winston Churchill.
Les services secrets britanniques choisissent Tomàs (Tommy) Harris, un officier hispanophone du MI5, pour travailler avec Joan Pujol..
Tommy Harris confie à Joan Pujol :
« je n’ai jamais connu un acteur comme toi ».
Entre ces deux hommes, la symbiose est si profonde et si intime que, suivant le rapport, ce fut « l’un de ces rares partenariats entre deux hommes exceptionnellement doués dont le génie inventif s’est inspiré et s’est complété ».
Plus tard, Tommy Harris racontera : « En 1941, lorsque les Allemands étaient tout-puissants en Espagne, l’ambassade britannique à Madrid était lapidée, la France s’était effondrée et l’invasion allemande était imminente, les Allemands ne savaient pas que le petit jeune espagnol doux qui les a ensuite approchés se porter volontaire pour se rendre à Londres pour faire de l’espionnage en leur nom se révélerait être un agent britannique. Ils découvriraient encore moins que le réseau qu’ils lui ont demandé de construire au Royaume-Uni devait être composé de 27 personnages qui n’étaient rien de plus qu’un produit de l’imagination ».
Début novembre 1942, Joan Pujol envoie un message aux Allemands, le cachet de la poste indiquait une date qui précédait la date du débarquement allié en Afrique du nord ; mais le message arrive trop tard dans les bureaux du Haut Commandement allemand. Les informations – dates, ports, troupes, armement, matériel, etc. – toutes étaient exactes et précises puisque fournies par la MI5… mais inutilisables militairement. La faute ? Au transport, le cachet de la poste faisant foi, les Allemands n’ont pas douté. Joan Pujol reçoit ce message des Allemands : « nous sommes désolés, vos derniers rapports étaient magnifiques, mais ils sont arrivés trop tard ».
En 1944, Joan Pujol et Tomas Harris continuaient à donner vie aux 27 agents et sous-agents chacun avec des histoires de vie complète : un Vénézuélien à Glasgow, un sergent indiscret de l’armée américaine et un nationaliste gallois dirigeant un groupe de fascistes appelés les « Frères de l’ordre mondial aryen » à Swansea.
Joan Pujol et Harris ont écrit 315 lettres, chacune de 2.000 mots en moyenne.
4 – Le débarquement :
Puis, côté allié, on prépare l’opération du siècle : le débarquement, sur les côtes françaises, de 156.000 soldats et parachutistes, pour l’instant cantonnés en Angleterre. Prévoyant, le camp allemand avait fait construire le long des côtes françaises une série de fortifications puissamment armées de canons et de mitrailleuses : c’est le « Mur de l’Atlantique ». Le débarquement s’annonçait périlleux et meurtrier, voir impossible à réussir. Un carnage était annoncé. Alors, l’Etat Major allié mit en place une mystification incroyable appelé « Fortiture ». En janvier 1944, ils feront fabriquer aux Etats-Unis des camions, des tanks, des canons, des avions en caoutchouc, tous gonflables, si parfaits que les photos prises d’avion par les Allemands laissaient croire qu’il s’agissait bien d’une importante armée stationnée dans le Kent, région anglaise face au Pas-de-Calais. Une carte allemande du 15 mai 1944 indique la concentration des armées alliées. Toutes les nuits, des hommes soulevaient les tanks (à quatre seulement), les camions, les canons, pour faire croire que l’armée se déplaçait et ils traçaient dans la terre les empreintes laissées par les chenilles et les pneus.
Ci-dessous la liste des agents fictifs de Joan Pujol.
De plus, c’est le général Patton, l’un des meilleurs et médiatiques généraux américains, redouté par les Allemands, qui commandait cette armée stationnée en face du Pas-de-Calais. Donc, pour Joan Pujol, il fallait faire croire aux Allemands que le débarquement aurait bien lieu dans le Pas-de-Calais : c’était primordial.
De janvier à juin 1944, il a envoyé 500 messages lui-même ou par l’intermédiaire de ses agents (souvent de trois ou quatre lignes) aux Allemands. Mais tout additionné, les Allemands reconstituaient plus ou moins le puzzle et avaient une vision globale. Quoique certains annonçaient le débarquement pour le mois de mai. Ainsi, l’Etat Major allemand, et Hitler en personne, continuaient toujours à accorder leur confiance à Joan Pujol. Cependant, le général Rommel ne croyait pas au débarquement dans le Pas-de-Calais.
5 – Le grain de sable qui pouvait faire enrayer l’opération…
Ce n’est que récemment, lors de la déclassification de documents secrets anglais, qu’on apprit que l’affaire avait failli capoter. Araceli, l’épouse de Joan Pujol, ne supportait plus le climat de l’Angleterre, ni sa nourriture, de plus elle parlait peu l’anglais : « trop de macaronis, trop de patates, pas assez de poissons ! » Elle déclara « je ne veux pas vivre un jour de plus en Angleterre ! ». Elle, qui était au courant des activités d’agent double de son mari, était sur le point de « craquer »… elle menaçait de tout divulguer à l’ambassade d’Espagne. Alors, encore une fois, Joan Pujol imagine un stratagème.
La police anglaise va amener l’épouse dans une prison militaire où Joan Pujol, vêtu d’une tenue de prisonnier, fatigué, mal rasé, était détenu et interrogé par des Anglais ; il était accusé de travailler pour les Allemands ; d’espion exemplaire, il était devenu suspect, traître et dangereux. Elle promit de garder le silence.
6 – Ultime stratagème !
Rommel décida d’envoyer ses armées vers la Normandie. Mais contre-ordre d’Hitler. Ce qui fait que, en juin, en juillet et en août, les Allemands ont gardé deux divisions de blindés et dix-neuf divisions d’infanterie dans le Pas-de-Calais dans l’attente d’un débarquement qui ne viendra pas, alors qu’il n’y avait que sept divisions en Normandie et une de Panzer.
Encore plus incroyable ! Joan Pujol, avec l’accord d’Eisenhower, demande aux Allemands de rester à l’écoute car il donnera le 6 juin une information capitale à 3 heures du matin. Il veut leur annoncer qu’il y aura un débarquement en Normandie à 6 heures, mais ce ne sera qu’un leurre. On ne sait pourquoi, ce matin-là, l’opérateur radio allemand n’est pas au rendez-vous. Joan Pujol ne peut les joindre qu’à 8 heures ; alors, il épanche son écœurement avec un aplomb incroyable ; il leur confie : « je ne peux pas accepter d’excuses ou de négligence. Sans mes idéaux, j’abandonnerais le travail. » Puis, il annonce que le débarquement de la Normandie qui est en marche n’est qu’une ruse et que le vrai débarquement aura lieu au Pas-de-Calais, comme prévu. Du côté allemand, nous connaissons les discussions au sein de l’Etat-major, Hitler repousse ses conseillers ; il le clame : « le débarquement principal se fera dans le Pas-de-Calais ; tout autre débarquement ne sera que diversion »…, diversion le mot de Joan Pujol est repris par Hitler en conférence.
Le 9 juin, c’est-à-dire trois jours après, Joan Pujol envoie un autre message, peut-être le plus important. Il insiste ; l’armée de Patton n’a pas encore quitté le sud-est de l’Angleterre, et l’épisode Normandie n’est qu’une diversion, répète-t-il.
La côte normande tombe aux mains des alliés en trois jours. Le bilan est lourd lors du débarquement : 10.600 morts, blessés et disparus (soient 6.000 Américains, 3.000 Britanniques, 950 Canadiens) ; terrible… bien que les alliés avaient prévu plus 25.000 victimes. Par cette supercherie, Joan Pujol avait sauvé des milliers et des milliers de vies, et comme il le confie lui-même… « Les vies des alliés et aussi les vies des Allemands ».
7 – Et maintenant… le bouquet final, tout aussi incroyable
Le 29 juillet 1944, Joan Pujol – Arabel pour les Allemands – est informé qu’il avait reçu la décoration de la Croix de Fer, attribuée par le Führer lui-même, pour ses « services extraordinaires » rendus à l’Allemagne ; par un message de retour, Joan Pujol exprime les « humbles remerciements » et un honneur pour lequel il se sentait « indigne ».
Le 25 novembre 1944, Joan Pujol – « Garbo » pour les Anglais – reçoit la médaille de l’Ordre de l’Empire Britannique du roi George VI.
Après guerre, les Anglais envoient Joan Pujol au loin, en Angola où il est déclaré mort lors d’une banale opération militaire. Ainsi se termine cette extraordinaire carrière d’agent double.
7 – Le doute s’installe…
Pendant des années, des historiens ont tenté de reconstituer la vie de Joan Pujol. L’un d’eux était persuadé qu’il n’était pas mort. En 1984, un britannique réussit à le retrouver au Venezuela ; durant ces quelques années très animées, Joan Pujol avait appris cinq langues. Il avait trouvé un travail dans une entreprise internationale, chez Shell, à 600 km de Caracas. Puis, il ouvrit une librairie « la casa del regalo ». L’historien que l’a retrouvé lui demande de venir en Europe pour la commémoration du quarantième anniversaire du débarquement.
C’est donc un monde abasourdi qui découvre le visage de Garbo, le visage de celui qui est considéré comme l’espion le plus prodigieux du siècle, et pour certains de tous les temps. Imaginez également l’étonnement de ses enfants qu’il avait eus avec Araceli qui croyaient que leur père était mort. Après guerre, comment a-t-il vécu le retour à la banalité de la vie quotidienne ? Comment a-t-il fait pour surmonter toutes les peurs qui l’avaient assailli ? Comment a-t-il fait pour garder pour lui autant de secrets ?
Il a donné une interview à TV3 à Barcelone, dans un catalan parfait et naturel qu’il avait toujours conservé et entretenu au gré de ses rencontres ; il insista pour dire qu’il croyait à la non-violence, à une évolution pas à pas de la société humaine et qu’il se méfiait des révolutions qui n’amènent que des excès.
Joan Pujol quitte ce monde en 1988 à Caracas.
Lors de son interview à TV3 à Barcelone en 1984.
Vous pouvez retrouver deux vidéos sur Internet. Son interview d’une heure à TV3 réalisée lors de sa venue en Europe dans un catalan impeccable ; très émouvant de voir cet homme hors du commun, de l’écouter se confier avec une simplicité désarmante. Puis, une vidéo réalisée récemment de 12 minutes qui représente un bon résumé.
8- Hommage rendu…
Christopher Maurice Andrew est professeur émérite d’histoire moderne et contemporaine à l’Université de Cambridge, avec une spécialité est l’histoire des services de renseignement.
Pour lui, Joan Pujol est
« le plus grand agent double de la Deuxième Guerre mondiale, et peut-être de tout le XX° siècle ».
Joan Pujol est présent au
Musée Impérial de la Guerre à Londres.
Et nous terminerons par une citation de Winston Churchill qui colle parfaitement à Joan Pujol :
« En temps de guerre, la vérité est si précieuse
qu’elle doit être entourée d’un rempart de mensonges. »
Joan Pujol (1914-1988) entre-t-il dans la longue lignée des Hommes et des Femmes qui sont les porte-parole et les fruits de l’Esprit Catalan ?
Probablement, dans sa lutte contre le nazisme, Joan Pujol révèle qu’il a voulu contribuer « au bien de l’humanité » ; dans son action concernant le débarquement en Normandie, il confie qu’il souhaitait sauver « les vies des alliés et aussi les vies des Allemands ».
Joan Villanove