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L’échiquier européen, un enjeu pour les mouvements séparatistes
22 MAI 2014 | PAR LES INVITÉS DE MEDIAPART

Pour Mathieu Crettenand, docteur en sciences de la communication et de l’information, la progression des mouvements indépendantistes flamands, écossais ou catalans lors des élections européennes est à observer de près. Il relève « le manque de pragmatisme du gouvernement espagnol face au défi séparatiste » en Catalogne et au Pays Basque.

L’Union européenne s’apprête à célébrer des élections importantes en termes de construction identitaire.

Si l’équilibre général du Parlement européen n’évoluera guère à l’issue du scrutin, deux progressions parallèles seront à observer de près. D’une part, l’expansion des partis dits eurosceptiques dans différents pays européens. D’autre part, l’avancée des mouvements indépendantistes, tels que les Flamands, les Ecossais ou les Catalans.

Le paradoxe réside entre divers partis européens, de gauche comme de droite, qui visent une sortie de l’Europe et des mouvements indépendantistes qui imaginent leurs nouveaux Etats intégrer le cadre de l’Union européenne, une fois l’indépendance prononcée.

Après le référendum express qui a accordé le rattachement de la Crimée à la Russie, l’automne 2014 mettra en lumière deux manières contrastées de résoudre le problème séparatiste. Alors que les Ecossais s’apprêtent à célébrer un référendum, négocié avec Londres, sur l’indépendance de l’Ecosse en septembre, le gouvernement catalan prévoit d’organiser un scrutin similaire en novembre. S’il se tient, celui-ci ne recevra selon toute vraisemblance pas l’aval du gouvernement espagnol. Plus à l’ouest, avec l’arrêt de la lutte armée, les indépendantistes basques comptent bien les imiter prochainement avec la même devise : Voice or Exit !

L’application de la célèbre théorie d’Albert Hirschman sur les conditions d’émergence de l’action collective, Voice, Exit and Loyalty, aux tensions séparatistes explique le processus pragmatique emprunté par les mouvements indépendantistes en Espagne. En Catalogne comme au Pays Basque, il s’agit aujourd’hui d’installer un rapport de force sur l’autodétermination afin de favoriser un référendum sur l’indépendance (Voice). Le refus prévisible du gouvernement espagnol sur cette question renforce, en parallèle, le socle électoral des partis nationalistes. A terme, un parlement majoritairement favorable à l’indépendance offrirait hypothétiquement la possibilité d’une déclaration unilatérale dans ce sens (Exit). Dans ce rapport de force, la loyauté constitutionnelle de ces régions envers l’Espagne constitue le cœur des tensions actuelles.

Dans ce contexte, l’évolution de la situation dans l’est de l’Ukraine est suivie de très près en Catalogne comme au Pays Basque. Pourtant, l’indépendance de ces régions est-elle une chimère « qui accroît les divisions et rouvre les blessures » comme l’a suggéré, il y a peu, le roi Juan Carlos, ou peut-elle constituer un scénario crédible ?

En Espagne, ce qui surprend, ce n’est pas tant la ferveur indépendantiste en Catalogne ou au Pays Basque, fortement ancrée dans ces régions depuis la transition démocratique, mais bien le manque de pragmatisme du gouvernement espagnol face au défi séparatiste. Sceptique par rapport au développement du modèle fédéraliste, le pouvoir central s’arrime fermement à la Constitution comme unique formule pour maintenir unie les identités nationales composant l’Espagne. L’argument est identique lors de chaque nouvel emballement nationaliste : le risque de morcellement de l’Espagne. S’ensuit une stérilité du débat politico-médiatique sur cette question, opposant des rhétoriques déjà amplement connues.

Le processus de paix au Pays Basque souffre du même déficit de pragmatisme politique.

En effet, suite à la décision du mouvement indépendantiste, depuis 2010, de renoncer à la lutte armée, les éléments de la résolution du conflit sont établis. Ceux-ci incluent, d’une part, la négociation technique sur l’arsenal et les prisonniers et le dialogue politique sur le territoire et les relations du Pays Basque avec l’Espagne, d’autre part. Jusqu’à aujourd’hui, le gouvernement espagnol est resté très prudent sur ces questions, déclarant ne pas varier sa politique de fermeté sur la problématique basque, exigeant avant tout la dissolution de l’ETA.

En guise de bonne volonté, le groupe séparatiste basque a officiellement amorcé son désarmement en février dernier grâce à l’appui d’experts internationaux. Même si la quantité de l’arsenal scellé ne fut pas à la hauteur des attentes des observateurs du processus, l’événement garde une importance symbolique indéniable. Refusant d’applaudir ce geste, le gouvernement, par la voix de son ministre de l’Intérieur Fernandez Diaz, s’empressa de discréditer sa portée, dénonçant la « théâtralisation » de la fin de l’ETA et déclarant « n’avoir pas besoin d’observateurs étrangers pour constater le désarmement. La Guardia civil et la police sont là pour ça ».

Sans prédisposition de Madrid, il est évident que le premier nœud du conflit sur l’arsenal et les prisonniers ne pourra pas être résolu, ni même abordé. Concernant la négociation politique, les dernières élections ont montré qu’une majorité indépendantiste se dessine progressivement au Pays Basque. La population montre ainsi avoir compris que les chances de résoudre définitivement le conflit sont réelles. Le dialogue entre les acteurs politiques basques est ainsi d’ores et déjà engagé. Et celui-ci n’a nullement besoin de l’Espagne pour se consolider.

Dès lors, l’indépendance de la Catalogne et du Pays Basque, loin de ressembler à une chimère, se constitue progressivement en scénario politique vraisemblable. A moins que le pays sache se réinventer, la devise, Voice or Exit, employée par les mouvements indépendantistes menace ainsi sérieusement d’ébranler la loyauté des régions envers le Royaume d’Espagne.

Mathieu Crettenand, docteur en Sciences de la communication et de l’information. Il est l’auteur de Le rôle de la presse dans la construction de la paix. Le cas du conflit basque, 2014, L’Harmattan.