Opinions

France-Catalogne, encore

La conception française de la nation, fondement de l’indépendance catalane 

Le mouvement indépendantiste catalan suscite bien des interrogations en France. L’ampleur des manifestations du 11 septembre 2012 et 2013 a vu la prolifération d’articles sur la Catalogne. Ceux qui suivent le débat catalan depuis longtemps n’auront pas manqué de remarquer que les journalistes français commencent à traiter le sujet d’une façon qui était inusuelle il y a encore quelques années, preuve d’un effort réel pour comprendre un mouvement citoyen aussi massif. Mais ça et là, les inquiétudes demeurent et les analyses font encore parfois dans l’à-peu-près et les raccourcis commodes. Une erreur d’analyse fréquente consiste à décrire le mouvement catalan actuel comme un « nationalisme régional ». L’erreur est double. Le processus actuel en Catalogne n’est ni «régional » ni « nationaliste ». Il se fonde sur un sentiment généralisé de constituer une communauté politique distincte et non ethnique qui, à ce titre, doit pouvoir faire ses propres choix. Une communauté politique qui a un nom en science politique : une nation. Et ce sentiment « national » des Catalans n’est en réalité pas difficile à comprendre pour les Français, puisqu’il a pour fondement la conception française de l’Etat-Nation telle qu’exposée au XIXe siècle par Ernest Renan et qui est la base d’un certain idéal républicain français.La volonté d´être nation

Dans sa célèbre conférence « Qu’est-ce qu’une nation ? » prononcée à la Sorbonne en 1882, le philosophe français s’oppose à une vision ethnique de la nation, telle que défendue à l’époque par l’Allemagne pour justifier l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Pour Renan la nation repose, certes, en partie sur le passé : une nation, c’est « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs », d’un « long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements », de « gloires communes». Mais Renan souligne que, ce qui fait la nation, plus que le passé, c’est le présent : « le consentement actuel, le désir de vivre ensemble ». Bref, la volonté d’être nation, ici et maintenant.

D’un point de vue historique, on pourrait rappeler que la Catalogne conserva sa souveraineté jusqu’en 1714 et qu’elle ne la perdit qu’au terme d’une guerre de conquête. Que les revendications politiques n’ont pas cessé depuis lors, plus ou moins visibles selon les époques en fonction du degré de répression du pouvoir central espagnol. Que ces revendications étaient déjà vives à une époque où l’Irlande, la Pologne, la Norvège n’étaient pas indépendantes. Et que seules les vicissitudes de l’Histoire ont empêché la Catalogne d’accéder elle-aussi à l’indépendance au cours des derniers siècles. L’Espagne n’est jamais parvenue à gommer cette revendication catalane et à devenir un Etat-Nation accepté en tant que tel sur l’ensemble de son territoire.

Mais comme Renan le souligne, plus que sur le passé, c’est sur le désir actuel de vivre ensemble que se fonde l’identité nationale. Or, à cet égard, il n’y a guère de doutes que la Catalogne forme, à l’heure actuelle, d’un point de vue politique, une communauté se distinguant du reste de l’Espagne. Ce que les politologues québécois appelleraient une « société distincte ».

Une société distincte

Ainsi, depuis plus d’un siècle, le paysage politique catalan diffère de l’espagnol : alors que les deux grands partis espagnols occupent 85% des sièges au Parlement espagnol, ils ne sont qu’un peu moins de 30% au Parlement catalan actuel, et avec une tendance à la baisse.

Lorsque ces députés catalans et espagnols doivent se prononcer sur la question essentielle de la souveraineté nationale, les résultats sont diamétralement opposés. En mars 2013, 80% des députés du Parlement catalan votent une résolution demandant un référendum d’autodétermination en Catalogne : c’est à leurs yeux le peuple catalan qui constitue le sujet politique à même de se prononcer sur l’indépendance. Sept mois plus tard, 80% des députés espagnols votent contre la tenue de ce même référendum, seul le peuple espagnol dans son ensemble étant pour eux le dépositaire de la souveraineté nationale.

Cette division de la classe politique est le reflet d’un clivage entre les citoyens de Catalogne et ceux du reste de l’Espagne en ce qui concerne la question de la souveraineté nationale : les sondages montrent invariablement que les Catalans sont à 80% pour un référendum d’autodétermination, contre 19% des Espagnols (sondage pour El Mundo, novembre 2013).

En ce qui concerne l’évolution future de l’Espagne, le fossé est tout aussi large. Si le processus catalan actuel existe, c’est précisément parce que 70% des Catalans considèrent que la Catalogne dispose de trop peu d’autonomie, contre 21% de Catalans satisfaits et 4% qui voudraient voir réduite l’autonomie (sondage CEO, novembre 2013). De ce fait, dans un référendum d’indépendance, 55% voteraient pour et 22% contre (avec 16% d’abstention). Lorsque l’ensemble des Espagnols est interrogé, les résultats s’inversent : l’augmentation de l’autonomie ou l’indépendance ne séduisent que 19% des Espagnols, contre 31% de partisans du statu quo, l’option privilégiée à 37% étant une diminution voire une suppression de l’autonomie (sondage CIS, mai 2013).

Les clivages entre la Catalogne et l’Espagne sur la question de la souveraineté nationale montrent donc bien que la société catalane est objectivement une communauté politique distincte. Dans un récent sondage (ICPS 2013), 45% des indépendantistes catalans déclaraient d’ailleurs être motivés par des considérations politiques, loin devant l’économie (33%) ou l’identité (21%). Cette communauté catalane ne se fonde pas sur les origines ethniques mais sur la volonté politique : elle correspond bien, là aussi, à la définition de la nation que donne Renan. En effet, si 72% des Catalans sont favorables à plus d’autonomie et 55% à l’indépendance, il ne faut pas oublier que seuls 38% des Catalans ont pour langue maternelle le catalan (seul ou combiné à l’espagnol). En effet, les grandes vagues d’immigration lors du franquisme firent doubler la population catalane en quelques décennies, et l’espagnol est la langue maternelle d’une bonne moitié de la population catalane d’aujourd’hui. Cette révolution démographique se fit paradoxalement sans diluer l’identité catalane dans un ensemble espagnol, mais en intégrant les nouveaux venus à la Catalogne, dans une conception citoyenne de la nation, une conception presque « républicaine » au sens français du terme.

Le miracle catalan

C’est là le miracle catalan. Les immigrants hispanophones étant issus en grande partie des zones rurales du Sud espagnol, nombreux étaient ceux qui avaient soutenu la République lors de la Guerre civile espagnole : les ponts ne tardèrent pas à se bâtir avec ces Catalans en lutte eux aussi contre la dictature franquiste. Pour leur part, les Catalans « de souche » définirent très vite la « catalanité » comme une conception citoyenne et non ethnique, Jordi Pujol, futur président de la Catalogne, affirmant dès les années 50 que toute personne vivant en Catalogne était catalane. Sans cette volonté mutuelle d’intégration et d’échange, il aurait été impossible de donner au catalan l’importance qu’il a aujourd’hui, langue parlée par 73% de la population catalane et comprise par 95%.

Une communauté politique objectivement distincte et transcendant les clivages ethniques et linguistiques : Renan n’aurait guère eu de mal à reconnaître à la Catalogne les attributs d’une nation. Et, en cas de doute, la solution qu’il aurait préconisée est la suivante : un « plébiscite ». Laissons, pour finir, le philosophe français nous présenter cette solution si simple et si démocratique à la question catalane : « L’existence d’une nation est […] un plébiscite de tous les jours […]. Oh ! Je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l’ordre d’idées que je vous soumets, une nation n’a pas plus qu’un roi le droit de dire à une province : « Tu m’appartiens, je te prends ». Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu’un en cette affaire a droit d’être consulté, c’est l’habitant. Une nation n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critère légitime, celui auquel il faut toujours en revenir. »

Patrick Roca Batista est professeur et traducteur.