Articles de la presse francophone

Lettre ouverte aux journalistes suisses (et à tous les autres)

Cher Darius et consorts,

Certes, vous êtes quotidiennement noyés sous une masse d’informations régionales, nationales, internationales, voire intersidérales. Certes, les fusils de par le monde ne cessent désespérément de se charger, se recharger, se décharger. Certes, vous relayez légitimement le drame syrien, la colère thaïlandaise, le cirque iranien, l’ire ukrainienne et le conflit israléo-palestinien.

Certes, certes, certes …. L’actualité vous bombarde, et vous nous bombardez à notre tour, mais vous, vous choisissez vos munitions. Vous, journalistes, vous vous devez d’être un centre de tri névralgique, et vous nous devez la réflexion, l’honnêteté et la rigueur. Vous nous devez de vous pencher sur l’actualité et de nous la présenter de manière impartiale.

Vous tous n’avez rien vu venir des printemps arabes, ni les premières fleurs ni les neiges rigoureuses qui s’annoncent … qu’en est-il maintenant de l’automne catalan ?

Qu’en est-il de la Catalogne, engagée socialement, démocratiquement et pacifiquement dans un processus d’indépendance que dégrade une Espagne engoncée dans des principes d’un autre âge ? Qu’en est-il de la Catalogne, salie par le gouvernement central qui empiète sur ses compétences, insultée dans les médias ? Qu’en est-il de ce pays qui souhaite s’exprimer par les urnes et que l’on traite de nazi ? Qu’en est-il de la caverne espagnole qui met en place des lois de sécurité intérieure qui vont limiter non seulement la liberté d’expression de ses citoyens mais également la vôtre ?

Rien.

Zéro.

Le néant.

Messieurs les journalistes, vous êtes aussi responsables de vos silences : se taire est une décision, ne vous y trompez pas.

Peut-être pensez-vous, à l’instar de certains gauchistes pour le moins mal informés, que tous les nationalismes se valent. Que le nationalisme catalan est à l’image de la putride Aube Dorée grecque, ou du puant Front National français. Peut-être croyez-vous qu’il est néfaste, nourri par la ségrégation, l’exclusion, le racisme, l’égoïsme ethnocentrique.

Peut-être convient-il alors d’éclaircir certaines notions conceptuelles, avec Jordi Porta qui, dans Tribuna.cat (2.12.2013) s’inquiète de ce phénomène d’assimilation primaire et en dénonce la fausseté intellectuelle. La parole « nation », en effet, se réfère au collectif humain qui peuple un territoire et qui a le droit de décider quelles orientations politiques il donnera à son futur. Le terme de « nationalisme », quant à lui, recouvre deux aspects : il peut traduire l’aspiration légitime d’une nation à exercer sa propre souveraineté, ce qui le cas de la Catalogne, ou relever d’un désir impérialiste et hégémonique brutal, ce qui fut le cas de l’Allemagne nazie. Oui, Messieurs, le nationalisme catalan est respectable, parce que revendiqué depuis plus de 300 ans, parce qu’entièrement tourné vers un projet d’union, parce que porteur d’un désir sincère pour un état de bien-être social. Parce que porté par les Catalans de souche, et soutenu par de nombreux Espagnols vivant sur cette terre. Parce qu’intégratif, il incorpore en son sein toutes les cultures, toutes les religions, tous les courants politiques. Intéressez-vous à des organismes comme l’Assemblée nationale catalane, organisatrice de la Via catalane : elle se caractérise, comme sa sœur Omnium, par sa transversalité. Jetez un œil sur l’association Sumate : son président, Edouardo Reyes n’est pas un Catalan de souche. Voyagez sur Internet, vous y trouverez une quantité de projets, de collectifs menés par des Catalans d’origine étrangère … et un livre blanc, sur lequel chacun inscrit ses rêves.

Oui, Messieurs, le nationalisme catalan n’a rien d’un mouvement fasciste, vous pouvez vous y intéresser sans vous salir les mains.

Mais ne vous étonnez pas si, après quelques recherches, vous réaliserez que cette confusion, voulue par le gouvernement espagnol, est entretenue consciencieusement par ses hommes politiques et une certaine presse servile.

Il faut s’en inquiéter.

Le Wall Street Journal la dénonce, cette dérive franquiste, cette inquiétante montée de l’anticatalanisme. Matt Mofet et David Roman nous rappellent les événements du 11 septembre 2013 qui ont vu des fascistes s’attaquer à une délégation catalane dans un centre culturel madrilène, ainsi que la concentration de 300 ultras à Barcelone le 12 octobre de la même année, qui hurlaient « Séparatistes, terroristes ! ». Ils citent le président du Mouvement contre l’Intolérance, Esteban Ibarra, qui se montre, lui aussi, très inquiet face à une « spectaculaire augmentation de l’activité extrémiste sur Internet, avec des Webs xénophones, antisémites, antiislamistes et anticatalans », illustrée par de nombreuses photos sur lesquelles l’on voit des personnes arborer des bannières fascistes ou faire des saluts nazis.Et enfin, ils critiquent la loi de 1977, qui permet à tous les criminels franquistes de vivre une retraite tranquille (n’est-ce pas, Billy el Nino, El Munecas …), alors que les descendants de leurs victimes, sachez-le, doivent se rendre en Argentine pour demander justice.

Les Catalans ont perdu près de 130’000 des leurs dans une guerre civile atroce. Leurs corps pourrissent dans des fosses communes. C’est une plaie encore ouverte, et toujours vive, sur laquelle certains versent consciencieusement de l’acide. Sur Tweeter, la haine se déchaîne … lisez Gerardo Tecé : « Il ne faut pas condamner les tortures des franquistes. Il y a eu deux équipes. Ceux qui torturent et ceux qui sont torturés. Pourquoi une équipe serait meilleure qu’une autre ? », ou encore la jeune Borja Ortega : « Catalans, fils de putes, je chie sur vos morts. Sous-merdes, retardés de merde, anormaux, pédés … Vive Franco ! ». RT Paridas, avouons-le, adopte un registre un peu plus retenu, à défaut d’être soutenu : « Catalans de merde, si seulement une bombe pouvait éventrer toute la Catalogne ! ».

C’était il y a une semaine, c’était hier … c’est quotidien. C’est tous les jours, Messieurs. Et ces insultes, ces cris de haine émanent des particuliers, comme des hommes politiques.

Là, ainsi que nous le dévoile ElDiario, un maire de droite (Partido Popular) d’une petite ville de Galice, Vila de Cruces, réinstalle des plaques de Franco et Primo de Rivera, ôtées il y a de cela trente ans.

Ailleurs, c’est une interview donnée par Alfonso Guerra à El Pais, le 3 décembre. Guerra, député de gauche, et l’un des pères de la Constitution espagnole, interrogé sur la volonté de la Catalogne de se constituer en Etat indépendant, ne mâche pas ses mots : « Je ne suis pas partisan des nationalismes. Les nationalismes ont produit beaucoup de douleurs au XXe siècle en Europe ».

Et pourtant, au XXe siècle, ce ne sont pas les Catalans qui ont torturé … mais la confusion est voulue, choisie, insidieusement distillée.

Les particuliers, les politiques … et la presse, me direz-vous ?

Parlons-en, de la presse. Celle qui vomit, là-bas, et celle qui se tait, ici.

Un rapport récent du Conseil de l’Audiovisuel Catalan (CAC) relève que deux médias en particulier, 13TV et Intereconomia,« banalisent les régimes totalitaires et les comparent au processus souverainiste catalan ». De quoi s’agit-il concrètement ? Et bien, par exemple, d’un présentateur, Federico Jiménez Losantos, qui dans un formidable et pervers renversement de situation, parle du « climat de haine » instillé par les indépendantistes en Catalogne, et nous explique, pauvres crétins que nous sommes de n’y avoir rien compris, qu’Hitler considérait les Juifs comme une race inférieure et que les Catalans déconsidèrent les Espagnols de la même façon.

Face à ces dérapages réitérés, le gouvernement catalan décide alors de poursuivre pénalement ces médias, considérant à juste titre qu’il y a des lignes rouges à ne pas franchir. Dans une entrevue reprise par NaciòDigital (29.11.2013), le Président Mas précise que ces programmes « non seulement manipulent » l’opinion mais encore « fomentent la violence contre les Catalans ».

Qu’en pensez-vous, vous les commentateurs, vous les pourfendeurs, de Mariano Rajoy, qui, interrogé par vos confrères ibères sur le sujet, hausse les épaules, parce que ces médias « disent ce que pense l’immense majorité » ? parce qu’il ne faut pas attaquer « la liberté d’expression » garantie par la Constitution ?

Quelle hauteur dans l’attitude, et quelle rigueur intellectuelle dans le raisonnement … et pourtant c’est bien le Président espagnol qui s’exprime ainsi publiquement. Mais Rajoy ne craint rien, ni le ridicule qui tue, ni la honte du déshonneur : le secrétaire de son Parti, Barcenas, est en prison suite au détournement de quelque 47 millions d’euros. Don Mariano était impliqué … qu’importe, l’Espagne, on le sait maintenant, est l’un des pays les plus corrompus d’Europe, et poursuit allègrement une joyeuse progression dans le domaine.

Non, Rajoy ose tout, Rajoy ne craint rien : ni la destitution, ni les juteuses contradictions qui alimentent son incapacité à gérer le dossier catalan.

Liberté d’expression ?

Abordons le sujet, puisqu’elle appuie une justification digne des plus grands pleutres du monde occidental.

Ombudsman-RadioCanada (3.12.2013) signale une prise de position de Reporters sans Frontières, sur leur site internet, et ils tirent la sonnette d’alarme.

Oui, Messieurs les journalistes, réveillez-vous … c’est à côté de chez vous, là où vous vous rendez en vacances, là où vous vous dorez la pilule en tongs et TShirts décolorés, là où vous sirotez un Cubalibre après une bonne paella … là-bas, donc, si près, qu’on s’apprête à museler la presse.

STEPHANE RIAND