Història - Joan Villanove

Echanger le Roussillon ?

Habituellement, on entend dire, comme on nous l’a répété mille fois, que le traité des Pyrénées imposé en 1659 « attache le Roussillon et la Cerdagne au royaume de France ». « Attaché ? » Nous allons voir ce qu’il faut en penser. En période de guerre, une région conquise peut être soit abandonnée, soit reprise, soit échangée au traité de paix suivant. C’est courant et pratiqué souvent.

Citons un exemple. Après de longues années de guerre menées par Henri IV, puis par Louis XIII, la Franche-Comté est conquise par Louis XIV. Bilan ? Des dizaines de villes ont été incendiées, 150 villages rasés ont disparu de la carte, 70 châteaux ont été brûlés… En 1614, la Franche-Comté comptait 405.000 habitants, en 1657 seulement 160.000. Et pourtant, cette conquête cher payée est échangée ; en 1668, lors du traité d’Aix-la-Chapelle, Louis XIV échange la province de la Franche-Comté contre trois villes au nord de Lille : Ath, Charleroi et Tournai [en Belgique aujourd’hui]. Une vaste région contre trois villes ? Pour quelles raisons ?

1 – La bataille de Saint-Quentin en 1557.

Quelle est la situation en Europe ? Charles Quint a abdiqué. Son frère Ferdinand hérite du Saint-Empire Germanique.

territoires en Europe, (en rouge sur la carte) ; les Flandres, c’est-à-dire le sud des Pays-Bas et une partie de la Belgique actuelle.

Son fils Philippe II reçoit les possessions en Amérique, ainsi que d’autres territoires en Europe, (en rouge sur la carte) ; les Flandres, c’est-à-dire le sud des Pays-Bas et une partie de la Belgique actuelle.

En France, Henri II porte la couronne. Choisiront-ils de faire la paix ou la guerre ? Leurs banquiers les avertissent : que ce soit pour l’un ou pour l’autre, les finances sont à sec… Même celles de Philippe II malgré l’or qui arrive des Amériques. En 1557, Henri II a 38 ans et Philippe II 30.

Par le Concile de Trente les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun faisaient toujours partie de l’Empire germanique ; cet empire a vocation fédéraliste est vaste, impressionnant, mais les pouvoirs de l’Empereur sont symboliques ; il est élu par sept grands électeurs de trois de l’Eglise et quatre des Principautés : cet empereur n’a pas de vocation guerrière. Tout à l’opposé du pouvoir centralisé de la France. Cependant les rois de France se sont toujours méfiés de l’Empire : une bonne excuse pour lancer une guerre… préventive ! C’est ainsi que le très catholique Henri II, passe un accord incroyable avec des protestants, et en 1552, il s’empare des trois évêchés au mépris du traité signé. De plus, il lance une nouvelle campagne en Italie où Philippe II possède des territoires qu’il a hérités.

Excédé, le roi d’Espagne équipe une vaste armée pour aller guerroyer en France et si possible assiéger Paris ; cette armée est composée d’Anglais, de Flamands, d’Allemands, d’Italiens et d’Espagnols. Elle se concentre à Bruxelles : 60.000 fantassins, 17.000 cavaliers et 80 canons. Première ville sur la route de Paris : Saint-Quentin. Le siège commence le 2 août 1557. La ville est peu équipée pour résister, tout juste 3000 combattants, la plupart volontaires courageux, mais sans expérience militaire. Heureusement pour Saint-Quentin, des renforts arrivent. Passons sur diverses attaques. La bataille décisive se déroule le 10 août, jour de la Saint Laurent. Les armées françaises sont totalement déroutées : c’est une véritable boucherie ! Certes les forces étaient inégales, mais la stratégie de ses chefs a été catastrophique ; c’est ainsi que 5.000 mercenaires allemands, qui avaient été engagés par les Français, se rendent au commandant militaire de Philippe II. Le bilan est effroyable ; du côté français, au moins 5000 hommes tués et 6000 prisonniers dont un duc, un prince et un maréchal ; du côté de Philippe II, ce sont 1000 morts et blessés qui jonchent le sol.

Philippe II arrive à Saint-Quentin : il découvre une ville ravagée ; les boulets des canons ont détruit une grande partie des maisons. Va-t-il envoyer son armée vers Paris qui est située à moins de 200 km, ce qui était son plan dès le départ ? Mais il n’avait pas imaginé le sombre et terrifiant tableau d’un champ de bataille : des morts, des blessés, des cris, des souffrances, des amputations à vif, des maisons encore fumantes… Certes son armée était diminuée, néanmoins il pouvait continuer ; la principale raison de l’arrêt de la guerre, c’est le choc émotionnel causé par le champ de bataille. Alors, il ordonne à son armée de s’en retourner à Bruxelles et de se disperser.

Plus tard à Madrid, quand Philippe II construira l’Escorial, il placera le château sous la protection de Saint Laurent en souvenir de la bataille du 10 août.

2 – Conséquences de la prise de Saint-Quentin en 1557.

  • 1646 – Maintenant vous pouvez comprendre les paroles du cardinal Mazarin : « L’acquisition des Pays-Bas constituerait pour la ville de Paris un boulevard imprenable : alors on pourrait dire que Paris est le cœur de la France ». Or, depuis Charles Quint, le sud des Pays-Bas (avec la Belgique actuelle), appartient au roi d’Espagne.
  • 1659 – Traité des Pyrénées. Aussitôt, des ambassadeurs français rappellent au roi d’Espagne le coût énorme qu’il doit supporter pour conserver les Pays-Bas trop éloignés de Madrid : pourquoi vouloir les garder ? Faisons un échange avec le Roussillon.
  • 1663 – A Paris, on se pose la question suivante : doit-on dépenser des sommes importantes pour conserver la province du Roussillon, province assez petite [3700 km²], peuplée de 45.000 habitants, province ravagée et ruinée par vingt ans de guerres ? De plus, en proie à des révoltes ! D’abord celle de l’abbé de Saint Genis des Fontaines et de Manuel d’Oms qui veulent livrer Collioure à l’Espagne ; puis la révolte des Angelets et des Miquelets de Josep de la Trinxeria.
  • 1665 – Mort de Philippe IV, roi d’Espagne. Son successeur est son fils Charles II.
  • 1668 – Série de négociations permanentes durant toute l’année : la diplomatie française, par Gourville, propose à l’Espagne d’échanger les Pays-Bas contre la province du Roussillon, échange augmenté d’une forte somme d’argent. Mais à Madrid, le gouvernement est incapable de prendre une décision. Rappelons que cette même année, par le traité d’Aix-la-Chapelle, Louis XIV a échangé la Franche-Comté contre trois villes fortifiées au nord de Lille : Ath, Charleroi et Tournai. Donc, Louis XIV a un pied dans les Flandres, mais ce n’est pas suffisant : il veut tout le pays.
  • 1669 – Louis XIV s’occupe de l’affaire de l’échange. Le 21 janvier 1669, il délègue à Vienne son meilleur ambassadeur pour rencontrer l’Empereur germanique afin d’organiser la transaction. Fin 1669, le prince de Condé envoie des ambassadeurs à Madrid.
  • 1670 – Louis XIV persiste : « il faut penser à cet échange… Si avec le Roussillon, on vous donnait une grosse somme d’argent, vous pourriez rétablir vos affaires en Espagne », répète-t-on au roi d’Espagne. Même l’archevêque de Toulouse entre dans le jeu diplomatique ; il apporte un message à Madrid : échange des Pays-Bas et formation d’une ligue assurant la paix entre la France, l’Espagne et l’Empire germanique. En fin d’année, Louis XIV est prêt à mettre la somme colossale de deux millions de livres dans les mains de l’Empereur germanique et un million à l’intermédiaire, pour régler l’échange.
  • 21 janvier 1671 – Sous la dictée de Louis XIV, on peut lire : « ma pensée serait, que pour cette permutation, de rendre aux Espagnols le Roussillon et le comté de Cerdagne en ajoutant quelques parties vers la Navarre qui les accommoderaient, et en plus, donner des quantités considérables d’argent payables chaque année pendant un certain temps avec toutes assurances et cautions nécessaires ». Mais dans l’année, ce projet est éventé ; tous les pays d’Europe en parlent et des livres sont imprimés sur ce sujet. A Madrid, on pense récupérer le Roussillon sans faire d’échange. Louis XIV écrit à Sagarra, qui est le président du Conseil Souverain du Roussillon, pour lui affirmer que ces rumeurs d’échanges sont fausses. Les coups de main de Josep de la Trinxeria redoublent.

Un ambassadeur français de passage à Perpignan confie que

« s’il y avait échange, on verrait se promener Trinxeria dans Perpignan et que ce serait un grand homme très estimé »

  • 1672 – Puisque l’affaire traîne en longueur, Louis XIV décide de s’emparer des Pays-Bas et envoie une armée. Rappelons qu’une partie de la Hollande, se trouve en dessous du niveau de la mer. Les Hollandais crèvent les digues et inondent une partie de leur terre. L’autre partie du pays est pillée sans vergogne par les armées françaises.
  • 1674 – Depuis Barcelone, San Germano dirige une armée dans l’intention de récupérer le Roussillon ; mais la conspiration de Villefranche du Conflent est découverte et réprimée. Louis XIV promet à Juan d’Austria, le nouveau maître de Madrid, quatre millions de livres (à lui-même) s’il acceptait l’échange. D’autres ambassadeurs sont encore envoyés à Madrid : ils répètent que le roi d’Espagne n’a aucun intérêt à garder les Pays-bas.
  • 1678 – Nouvelles tractations.
  • 1679 – Au traité de Nimègue, on parle toujours d’un projet d’échange du Roussillon.
  • 1700 –A la mort de Charles II, roi d’Espagne, deux candidats sont pressentis :

D’un côté, Charles archiduc d’Autriche (à vocation fédéraliste) qui est soutenu par les Catalans, il a 15 ans ; de l’autre, Philippe, le petit-fils de Louis XIV, il a 17 ans. La guerre de la succession au trône d’Espagne menace.

  • 1705 – Pacte entre l’Angleterre et la Catalogne signé le 20 juin à Gênes ; València et l’Aragon paraphent l’accord. Il s’ensuit que Londres soutient la candidature de Charles. Pendant les batailles, Charles porte le titre de roi d’Espagne (Charles III) et celui de comte de Barcelone, comte du Roussillon et de Cerdagne. Il convoque les Corts Catalanes et jure de respecter les « Constitucions de Catalunya ».
  • 1711 – Grain de sable. Le souverain de l’Empire Germanique meurt. Charles est élu pour le remplacer ! Pas facile de refuser. Les puissances européennes ne peuvent accepter que le nouvel empereur règne en plus sur l’Espagne. Alors Charles quitte la Catalogne, il porte le titres de Charles VI. Conséquence tragique : l’Angleterre abandonne la partie. Les Catalans se trouvent seuls face aux armées castillanes et probablement face aux armées du roi de France qui veut placer Philippe sur le trône d’Espagne. Mais, en Europe, les autres souverains s’opposent à ce que Louis XIV, place son petit-fils à Madrid. La France et l’Espagne sous la même Maison des Bourbons ! Impensable.
  • Dès 1712 – Les discussions concernant la succession d’Espagne s’engagent entre les grandes puissances ; de son côté, Josep de Vilamala, président de la Generalitat, écrit de longues lettres aux souverains d’Europe ; il rappelle l’historique des événements ; il souligne que « Catalunya, Rosselló i Cerdanya » sont unis.
  • 1713 – De cette intense activité diplomatique qui bouillonne, relevons les instructions secrètes, en six points, que le Consell des Cent (Conseil Municipal de Barcelone) a confiées à ses ambassadeurs. Ces instructions datées du 23 mars 1713, insistent sur la conservation de l’intégrité du territoire catalan (c’est-à-dire avec le Roussillon et la Cerdagne), retenons le paragraphe n° 5.

« … que aquest Principat, junt amb lo Rosselló i Cerdanya i demés dependents d’aquelle, queda República a part baix la protecció de l’augustíssima Casa d’Austria… » (… que la Principauté de Catalogne, unie avec le Roussillon et la Cerdagne et de plus dépendants de la Principauté, soit une République sous la protection de l’auguste Maison d’Autriche)

L’ambassadeur Dalmases présente la requête à Anne Stuart, reine d’Angleterre. Aux conférences d’Utrech, le duc d’Osuna, est partisan de Philippe ; il implore Louis XIV de restituer la province du Roussillon à son petit-fils ; sachant qu’il sera probablement le futur roi d’Espagne sous le titre de Philippe V, ainsi la Catalogne, le Roussillon et la Cerdagne ne seraient pas séparés.

  • 1714 – Le marquis de Montnegre, autre ambassadeur de Barcelone, va à Vienne ; il a comme consigne de placer l’écu catalan sur la façade de la maison qui l’accueille, pour bien montrer aux autres pays que la Catalogne n’est pas la Castille.

3 – Pau Ignasi de Dalmases i Ros

L’ambassadeur le plus qualifié pour cette tâche délicate a été Dalmases. C’était un homme cultivé et qui avait déjà une longue expérience cosmopolite. Il est l’un des ambassadeurs catalans qui sillonnent l’Europe pour défendre les libertés catalanes. Arrivé à Londres, Dalmases rencontre la reine Anne Stuart. Elle était devenue une reine encore plus rayonnante : c’est elle qui a créé en 1707 le royaume de Grande-Bretagne qui regroupe l’Angleterre, le Pays de Galles, l’Ecosse et l’Irlande. Dalmases lui remet un mémoire détaillé sur l’historique du traité catalano-anglais de 1705.

Puis, on retrouve l’ambassadeur à La Haye, à Vienne, à Paris et à Frankfurt. A la mort d’Anne en 1714, son successeur George I° se montre favorable à la demande catalane. Il promet une aide substantielle aux Catalans. Mais, quelques jours plus tard, Dalmases apprend que Barcelone était tombée le 11 septembre 1714. C’était trop tard.

 

Après 61 jours de siège, les troupes bourboniennes franco-castillanes, commandées par le duc de Berwick, maréchal de France, lancent l’assaut final. Elles pénètrent dans Barcelona par le Portal Nou.

4 – Le « Cas des Catalans ».

A Barcelone, les départs des soldats de la Grande-Bretagne sont mal vécus. Dans son cahier journalier John Fontaine, un soldat irlandais, écrit en 1712 : « Quand les Catalans ont vu qu’on les abandonnait, ils criaient des mots comme traîtres et tous les noms les plus vils qui puissent se dire, et la population nous lançait des pierres en disant que nous les avions trahis et que nous remettions les Catalans dans les mains de Philippe V. »

Deux auteurs anglais anonymes publièrent en 1714 à Londres, deux livres qui firent beaucoup de bruit. En voici un extrait : « Il est évident que les Catalans ont reconnu le roi Charles sous l’influence des Anglais. Même si nous avons cessé de soutenir l’empereur, nous n’aurions pas dû abandonner les Catalans. Il est navrant de penser que nos ministres sont les gardiens inaptes à l’honneur de notre nation ; nous avons eu dans nos mains le pouvoir d’imposer toutes les conditions que nous aurions voulues. Allons-nous abandonner un peuple fidèle, dont l’unique crime a été de s’associer à nous ? Ce peuple doit-il être sacrifié à la colère de celui qui est maintenant son roi ? Le sang de ce peuple sera-t-il un monument éternel à notre cruauté ? Tout cela touche le cœur de tout citoyen britannique généreux quand ils considèrent le cas des Catalans. Si ce peuple est abandonné et perdu, ne méritons-nous pas la censure de tous comme étant les auteurs de sa ruine ? Le mot Catalan ne sera-t-il pas le synonyme de notre déshonneur ? »

Encore en 1832, une œuvre britannique « The History of Spain and Portugal » rappelle que de tous les pays impliqués dans la guerre, l’Angleterre est le plus coupable, car elle a agi sans gloire, chose qui l’a conduite au discrédit ; dans ce livre sans concession, les auteurs qualifient les Catalans de « peuple courageux et indépendant, qui est tombé lors des plus nobles luttes que l’on se souvienne… les Catalans ont poursuivi la lutte contre le roi Philippe, cherchant l’indépendance. Mais leur soulèvement séparatiste, maintenant sans alliés, a été réprimé. Ils ont perdu la plupart de leurs anciens privilèges, et l’utilisation de la langue catalane native a été interdite dans les tribunaux. Cependant, la langue a survécu, en particulier dans les zones rurales ».

5 – Moralité…

Finalement, le 11 septembre 1714,
le peuple catalan est vaincu par les armes. Quarante-cinq ans après le traité des Pyrénées, nos grands-parents,
« Catalans du Nord et Catalans du Sud », ont admis qu’ils ne partageraient plus
le même destin.

C’est la confirmation de la séparation. En fait, nous pouvons considérer que la date effective du partage est le 11 septembre 1714 et non le 7 novembre 1659 date du traité.

Une frontière rigide et inhumaine est imposée…

 

Des familles entières, des femmes, des hommes, des enfants qui avaient partagé le même destin pendant des siècles et des siècles se voient forcés de vivre séparés, avec interdiction d’échanger. Même aux temps anciens des Wisigoths, des Romains, des Ibères, bref dès que les hommes ont vécu sur ce territoire, ce genre de frontière inviolable n’avait jamais existé. Le rôle des Etats – France et Espagne – consiste désormais à dresser les Catalans, les uns contre les autres. Chaque Etat voudrait que le parent de l’un devienne l’étranger de l’autre ; l’ami, l’ennemi ; le confrère, le concurrent. Un lancinant sentiment d’impuissance pénètre secrètement chaque famille.

Peut-on imaginer, aujourd’hui, le tremblement de terre qui a ébranlé le cœur de nos arrière-grands-parents ? Comment se reconstruire après tant d’épreuves douloureuses ?

 Joan Villanove

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