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Ces institutions qui ont fait la renommée des Catalans…

L’intelligence et de la sagesse d’un peuple se reconnaissent dans ses institutions; elles ont été expérimentées et bonifiées pendant plusieurs générations. Cela semble le cours normal des choses. Pourtant, rares sont les peuples qui ont produit des lois écrites. Nous allons nous pencher sur les institutions catalanes en rappelant que les rois de France gouvernaient par des ordonnances.

La Trêve de Dieu

Durant le XI° siècle, le monde chrétien traverse une période turbulente: violences entre seigneurs et aussi contre le peuple. Dans plusieurs régions de l’Europe occidentale, on veut y mettre un terme. Ce ne sont plus des guerres à grande échelle où des centaines d’hommes s’entretuent dans une lutte au corps à corps. Maintenant, depuis leurs maisons fortifiées, les seigneurs, à la tête d’une poignée de militaires armés et entraînés, volent des petites gens comme les paysans, les artisans, les voyageurs, les commerçants ; ils enlèvent les animaux et les outils de travail en toute impunité. Parfois, ils osent piller des monuments religieux pour s’emparer de quelques pièces rares et sacrées. Ces brigandages accompagnés de violences sont tragiques sur le plan humain et ruineux sur le plan économique. L’Eglise expérimente plusieurs méthodes que l’on nomme, suivant les régions, Paix de  Dieu ou Trêve de Dieu… mais aucun remède ne peut éliminer ce fléau si ancré dans les mœurs qu’il semble sans fin, comme une malédiction incurable.

Une nouvelle tentative eut lieu à Toulouges (petite paroisse de l’évêché d’Elne proche de Perpignan). Le 16 mai de l’an 1027, l’abbé Oliba se trouve dans la petite église romane devant une assemblée qu’il a convoquée ; assemblée de personnes peu puissantes, composée d’ecclésiastiques, de seigneurs et de bourgeois. On imagine les discussions passionnées. Pourtant, en fin de journée, l’abbé Oliba instaure la Trêve de Dieu dans l’évêché d’Elne, suivant un texte écrit en latin ; cette trêve devait durer du samedi après-midi au lundi matin, soit un peu moins de deux jours par semaine. Sur le parchemin, l’abbé Oliba explique que dans le cercle d’un rayon de trente pas autour des églises de chaque paroisse, tout sera protégé : les maisons, ateliers, granges, étables… et dans l’espace libre, les gens pourront entreposer des marchandises, des outils, du bétail, etc. De plus, la Trêve de Dieu interdit d’agresser les personnes allant à l’église ou en revenant. Que risque-t-on en cas de non-application de la Trêve de Dieu ? La personne qui ne la respecte pas sera excommuniée : peine suprême en cette époque où le lien avec Dieu était proche. L’excommunié est sanctionné : il est ignoré et exclu de la société. Dans les jours qui suivent, l’abbé Oliba reste suspendu aux résultats. Rapidement, la paix prend racine dans l’évêché d’Elne et dans la plaine du Roussillon : les artisans, les paysans, les marchands, les voyageurs reprennent leurs activités sans craindre une attaque des seigneurs locaux. L’efficacité de la Trêve de Dieu est confirmée sur le terrain.

Les acteurs de cette initiative audacieuse n’étaient probablement pas conscients de ce qu’ils avaient entrepris et réussi. Tournant le dos aux rapports de force, la société humaine telle que l’imaginait l’abbé Oliba venait de s’engager sur un nouveau chemin : une forme de clémence charitable était appelée à s’installer en Catalogne. « Vivez en Paix », répétait Oliba. Précisons que son père était comte de Cerdagne et normalement Oliba aurait du hériter d’une couronne ; mais à l’âge de trente ans, il avait préféré suivre des études théologiques à Ripoll. Lors de l’instauration de la Trêve de Toulouges, il avait cinquante-six ans. Il était déjà abbé de Saint-Michel de Cuixa en 1008 et de Vic.

Enracinement de la Trêve de Dieu :

en Catalogne et dans le « Midi » (Occitanie, Languedoc et Provence)

En 1033, soit six ans après Toulouges, l’abbé Oliba convoque un synode à Vic, en Catalogne. Sont présents : pour l’Eglise, l’archevêque de Narbonne, l’Evêque d’Elne, l’Evêque de Gérone, tous accompagnés de nombreux prêtres ; pour la noblesse, le comte du Roussillon, le comte de Besalu, le comte d’Empuries, le comte de Cerdagne, le vicomte de Castellnou, tous  avec leurs servants ; pour la bourgeoisie, quelques artisans, marchands, hommes de loi et propriétaires. Après discussions, des textes précis sont publiés. Ils expriment clairement plusieurs règlements pratiques de l’organisation de la Trêve de Dieu. Désormais, lors des messes, le prêtre en chaire communique les dates de la Trêve de Dieu : « …Que l’on sermonne chaque dimanche le peuple dans les églises… Seront excommuniés les falsificateurs de monnaie, leurs commanditaires et leurs clients… Qu’on fasse savoir sur les marchés que tous les marchands qui vont et qui viennent des marchés ne soient pas molestés ni inquiétés sous peine d’excommunication… Après quinze jours, l’amende sera du double de la valeur du préjudice… ».

La Trêve de Dieu promulgue plusieurs règles : protection des personnes humbles, interdiction de voler les animaux et les outils de travail, interdiction d’incendier les champs, interdiction de construire des châteaux, protection des routes terrestres et maritimes, condamnation à l’exil perpétuel pour tout homicide. La Trêve améliorée à Vic en 1033 est portée à quatre jours plus les fêtes religieuses, soient près de trois-cents jours pas an ! Ce sont les toutes premières dispositions qui protègent les « entrepreneurs et les commerçants » de Catalogne : l’esprit d’entreprise l’emporte sur la guerre. C’est un choix de société fondamental partagé par le pouvoir laïque. Soulignons donc l’importance économique de la Trêve de Dieu. Vous le constatez, ce ne sont pas des réunions où on se contente de déballer des bons sentiments.

En 1041, lors du concile de Nice présidé par l’évêque Riambau, ami intime de l’abbé Oliba, la Trêve est portée à quatre jours dans toute la Provence. Au synode de Narbonne en 1054, participent les plus éminentes personnes. Neuf évêques : de Béziers, d’Agde, de Lodève, de Maguelonne (Montpellier), de Nîmes, de Carcassonne, d’Albi, de Gérone et de Barcelone tous accompagnés d’une multitude de clercs et d’abbés. Suivent des nobles et des bourgeois : tous ici pour protéger et maintenir la Trêve de Dieu. Au concile de Toulouges en 1065, autour de l’archevêque de Narbonne, on reconnaît les évêques de Gérone et d’Elne ; les comtes du Roussillon, de Besalu, d’Empurias, de Cerdagne, et le vicomte de Castelnou ; et des gens du peuple. La Trêve est portée à 319 jours par an : « Que la trêve du seigneur soit gardée par tous les chrétiens depuis le coucher du soleil du mercredi jusqu’au lundi du premier jour de l’avent jusqu’à l’octave de l’épiphanie ».

Le concile de Gérone en 1068 est intéressant, car il rassemble les églises de Catalogne, d’« Occitanie », du Languedoc et de Provence. D’abord, ce concile n’a pas été convoqué par un évêque, mais par Ramon Bérenger I°, comte de Barcelone et il est présidé par Hugues Candide légat apostolique (représentant du pape). Voyons les participants. L’archevêque de Narbonne ; puis, les évêques de Catalogne : de Gérone, d’Urgell, de Vic. Les évêques d’ « Occitanie » : de Toulouse, de Comminges (c’est-à-dire Ariège, Hte Garonne, Gers, Htes Pyrénées) ; puis les abbés de Thomières (Hérault en Languedoc), Grasse (Provence), Sant Cugat (Catalogne), Galligants (Catalogne), Saint Martin du Canigou (Roussillon). Et bien sûr d’autres clercs, des seigneurs et des bourgeois.

Nous pourrions citer d’autres conciles convoqués qui ont encore amélioré les institutions. Retenons donc que lors de ces conciles, on continue à parfaire les textes précédents et à rédiger des nouveaux qui assurent une paix permanente.

Incroyable, cette paix qui semblait si précaire il y a dix ou vingt ans, s’est installée solidement en Catalogne, en Occitanie, en Languedoc et en Provence.

Magnifique réussite de la Trêve instaurée à Toulouges en 1027. Lorsque l’abbé Oliba quitte ce monde à l’âge de 75 ans, le 30 octobre 1046, l’abbaye de Saint-Michel de Cuixa (au pied du Canigou) reçut les encycliques de 92 monastères qui pleuraient sa mort.

Insistons pour rappeler que si, dans les premières années, les synodes étaient convoqués par les évêques, plus tard, ils le seront par les Comtes de Barcelone. Ils rassemblaient des ecclésiastiques (évêques, prêtres, moines), des nobles (comtes, vicomtes, seigneurs) et des bourgeois des villes (marchands, artisans, paysans propriétaires, banquiers). C’étaient donc de vastes assemblées qui regroupaient une bonne centaine de participants avec les conseillers et les chevaliers. Toutes ces personnes, aux intérêts très divergents, apprirent à travailler ensemble et s’entrainèrent à rédiger des « règlements » qui étaient utiles à la prospérité du pays et non à une poignée de privilégiés. Cette orientation fut spectaculaire et décisive : nous sommes au cœur de la conception politique telle que l’avaient rêvée les Catalans : le « pactisme ». Rappelons les bienfaits apportés par l’Eglise dans une société en perdition : « Protection accordée au travailleur, au commerçant, au déshérité. Encouragement à la formation d’assemblées populaires législatives. Etablissement d’une action judiciaire équitable. Impulsion donnée aux constructions et aux œuvres publiques. Amélioration des forces armées du comte de Barcelone. Répression de la rapacité des puissants. Répression de l’immoralité ».

Extrait du livre “Histoire du pays catalan” Joan Villanove